The New Yorker en prend à son aise avec Cristina Kirchner [Actu]

Publié le 13 juillet 2015 par Jyj9icx6
Le 12 juin dernier, je vous présentais un reportage très tendancieux de TVE sur la mort du procureur Alberto Nisman, présenté une nouvelle fois avec la désinformation distillée par Clarín et, à un moindre degré, La Nación, une série de mensonges montée pour détériorer l'image internationale du gouvernement argentin et singulièrement celle de la Présidente Cristina Kirchner.

En gros titre : "Cristina à la première personne"


Ce matin, c'est The New Yorker qui s'est joint à ce sinistre chœur pour déconsidérer une femme qui a le tort d'être une femme et de mener une politique incompatible avec l'ordre financier régnant, notamment depuis les Etats-Unis d'Amérique.
Heureusement, Cristina Kirchner n'est pas née de la dernière pluie. Elle a pris ses précautions et les devants. Lorsque, le 11 mars dernier, elle a accordé une interview au journaliste du New-Yorker, Dexter Filkins, elle l'a fait enregistrer et filmer, dans la résidence présidentielle de Olivos, où elle vit et travaille, surtout l'été. Et elle a surpris tout son monde hier dans l'après-midi en publiant, sur son site Internet personnel, l'intégralité de cette interview d'une heure et cinquante minutes, où elle répond en espagnol et avec de longs développements politiques aux questions sournoises et en anglais de son interlocuteur. Par la suite, aujourd'hui, le même document a été mis en ligne, sans doute par erreur ou par excès de zèle, sur le site de la Casa Rosada avant d'en être retiré quelques heures plus tard : on ne trouve sur le site de la Présidence que les deux liens vers le site personnel de Cristina, l'un pour la version en espagnol de l'interview (avec sous-titrage des questions) et l'autre pour la version en anglais (avec sous-titrage des réponses), et dans un cas comme dans l'autre la vidéo, en haute définition, porte le logo du site Web personnel et non pas le logo de la Casa Rosada (l'entretien est aussi traduit en langage des signes). Il semblerait que comme à son habitude, Cristina a voulu marquer la différence entre une intervention officielle et une interview accordée en tant que responsable politique, à un moment où elle était attaquée, et qui ne s'adressait pas à la Nation, comme c'est le cas des discours officiels retransmis par les médias publics (radio et télévision). Je vois dans ce refus du mélange des genres un signe de respect des institutions.
Pour Dexter Filkins, il s'agissait, dit-il, de faire un reportage sur la mort du procureur Alberto Nisman, retrouvé sans vie dans la nuit du 18 janvier, baignant dans son sang dans sa salle de bain d'un appartement où personne d'autre n'avait pénétré depuis la veille au soir. Je vous en ai parlé à plusieurs reprises ici jusqu'à ce qu'il soit clairement établi que le scandale n'avait pour but que de déstabiliser un gouvernement qui ne plaît pas à tout le monde mais qui n'en a pas moins été démocratiquement désigné par des élections régulières.
Au début de l'entretien, on le voit parler à Cristina avec une espèce de fausse révérence, avec un ton quelque peu supérieur qu'on emploierait pour s'adresser à une étudiante très occupée en période d'examen. Toutefois, la mandataire parvient à conserver son calme et sa maîtrise, dont elle ne se départit qu'un bref moment, au bout d'une heure et quarante-deux minutes. La mauvaise foi de son interlocuteur, son arrogance fielleuse la poussent alors presque hors de ses gonds mais quatre minutes après, elle a repris le dessus et elle renverse la situation. Elle le prend à son jeu, le pousse dans les objections de ses retranchements chafouins et le contraint à reconnaître que tout ce montage autour de sa soi-disant implication dans le crime ne profite qu'à l'opposition, ce qu'il reconnaît du bout des lèvres, d'une voix presque inaudible. On le voit très mécontent de devoir supporter l'équipe de tournage et les deux caméras. Son attitude tourne parfois à la franche discourtoisie. Il lui arrive de se montrer impatient, voire exaspéré lorsque Cristina lui expose ses vues et lui explique ses décisions. On voit très nettement qu'il ne l'écoute même pas à plusieurs moment de l'interview. Quel étrange attitude pour un journaliste qui obtient de pouvoir interviewer un chef d'Etat et ne supporte pas que celui-ci lui parle des grands enjeux politiques de son pays et de la stratégie suivie pour établir et renforcer un état de droit. Surtout si ce journaliste est citoyen de cette grande démocratie que sont les Etats-Unis !
A peu près toutes les thématiques de la politique des Kirchner, mari et femme, sont abordées et longuement expliquées par Cristina, qui expose les choses dans l'ordre, sans note, avec une grande connaissance des dossiers : procès contre les criminels de la Dictature, souvenir de Néstor Kirchner, décédé en octobre 2010, relation avec l'Iran en rapport avec l'attentat contre la AMIA, affaire Nisman et accusations portées contre elle, dette nationale et querelle avec les fonds spéculatifs soutenus par la justice new-yorkaise, réformes économiques avec nationalisation de plusieurs outils structurels (régime des retraites, compagnie aérienne, industrie pétrolière, transports publics...), relation avec les Etats-Unis et les pays de la région, réforme des services secrets argentins et changement de portage des écoutes judiciaires aujourd'hui à la charge non plus du gouvernement et des services secrets mais d'un département de la Justice...
Plus rien de tout cela ne figure dans l'article publié en ligne ce matin à New York dans le numéro daté du 20 juillet 2015 (sic) de la revue :
  • l'affaire Nisman est racontée avec de perpétuels allers-retours dans le temps qui font perdre tous leurs repères aux lecteurs,
  • les deux chefs d'Etat successifs sont tous les deux désignés par le même patronyme très rarement accompagné d'un prénom, tant et si bien qu'on ne sait pas quand Filkins parle de Néstor Kirchner (président de 2003 à 2007) et quand il parle de Cristina Fernández de Kirchner (présidente depuis 2007),
  • l'interview avec la présidente est réduite à quelques propos sur Nisman, et encore sont-ils rapportés d'emblée comme dénués de toute fiabilité,
  • le journaliste insiste sur des détails sans signification politique comme l'aspect de sa robe, le style de son maquillage, la description de la pièce où a lieu le rendez-vous, le nombre d'assistants qui l'entourent,
  • le récit est truffé de contresens culturels. Ainsi lorsque la Présidente demande qu'une coiffeuse s'occupe de Filkins, il s'offusque alors que c'est plutôt gentil de sa part. Elle veut qu'il soit à son avantage (l'allure que l'on a à l'écran, c'est très important en Argentine, surtout quand on s'y connaît un peu en communication et c'est le métier d'un journaliste comme d'une avocate, or elle est avocate de formation). Lorsqu'elle demande à sa coiffeuse si tout va bien et que cette personne lui répond "Divina!", il y voit une flagornerie éhontée alors que divino, divina en Argentine, c'est un compliment élémentaire qu'on peut traduire en français par "super", "impec" ou "très bien". Rien de plus. La coiffeuse fait donc le commentaire qu'on lâche dans son métier à quelqu'un que l'on apprécie lorsqu'on a fini son travail et qu'on va se retirer. Et tout est du même tonneau.

Voilà la manière dont Filkins résume la manière dont Néstor Kirchner a fait abolir la ley de obediencia debida (loi sur l'obéissance due, c'est-à-dire la loi qui exemptait les militaires bourreaux de répondre de leurs actes sous prétexte qu'ils n'avaient fait qu'obéir à des ordres de leurs supérieurs) et a relancé le processus de jugement des criminels de la Dictature :
The military regime collapsed in 1983, following Argentina’s humiliating defeat in the Falklands War, but for decades the country’s civilian leaders largely refrained from investigating the crimes of the past. Each week, the mothers of people who had been disappeared gathered in front of the Presidential palace in silent protest. After Néstor Kirchner was elected, in 2003, he walked into the Naval Military College and demanded that portraits of the military leaders in the lobby be removed. On another occasion, standing before an assembly of officers, he announced, “I want to make it clear, as President of this nation, I am not afraid of you.” Some of the generals walked out. In 2005, Kirchner supported the repeal of two amnesty laws, and he instructed prosecutors to begin investigating. Néstor and Cristina were young, colorful, and smart; former law-school sweethearts, they prompted comparison to Bill and Hillary Clinton. In 2007, Néstor announced that he would stand aside to allow Cristina, then a senator, to run for President. After taking office, Cristina presided over the convictions of hundreds of officers for murder and torture. “What Néstor began, Cristina continued,” Raúl Zaffaroni, a former justice of the supreme court, told me. (Dexter Filkins, The New-Yorker)
Le régime militaire est tombé en 1983, après l'humiliante défaite de la guerre des Falklands, mais pendant des dizaines d'années (1), les responsables civils du pays (2) empêchèrent les enquêtes sur les crimes du passé. Chaque semaine, les mères des disparus se rassemblaient en face du palais présidentiel pour une manifestation silencieuse (3). Après son élection en 2003, Néstor Kirchner se rendit à l'Ecole Navale (4) et ordonna de retirer du couloir les portraits des chefs militaires. A un autre moment, devant une réunion d'officiers, il annonça : "Que ce soit bien clair, en tant que Président de la Nation, je n'ai pas peur de vous". Certains des généraux quittèrent les lieux (5). En 2005, Kirchner soutint (6) la révocation de deux lois d'amnistie et il donna des instructions aux procureurs pour qu'ils lancent les instructions. Néstor et Cristina étaient jeunes, brillants et intelligents. Autrefois amoureux sur les bancs de la faculté de droit (7), on les compara très vite à Bill et Hillary Clinton (8). Après sa prise de fonction, Cristina régna sur la condamnation de centaines d'officiers pour meurtres et torture (9). "Ce que Néstor a commencé, Cristina l'a poursuivi", m'a dit Raúl Zaffaroni, ancien juge à la Cour suprême (10). (Traduction Denise Anne Clavilier)
Et voilà comment il raconte la mésaventure arrivée à la frégate La Libertad. Cela aussi, ça vaut son pesant d'encre et de papier.
In 2012, an Argentine naval vessel was seized at a Ghanaian port on one creditor’s request; the ship was released by a court order. (Dexter Filkins, The New-Yorker)
En 2012, un vaisseau argentin a été saisi dans un port du Ghana à la requête d'un créancier. Le navire a retrouvé sa liberté sur l'ordre d'un tribunal. (11) (Traduction Denise Anne Clavilier)
Je vous invite donc à visionner l'interview, dont la transcription est disponible en intégralité, dans le texte et en traduction anglaise, sur le site personnel de Cristina Fernández de Kirchner (12) puis à lire l'article, en anglais, sur le site du New Yorker et comparez les deux. Edifiant et très inquiétant pour l'avenir de la démocratie lorsque ceux qui détiennent les clés de l'information trompent ainsi le public qui leur accorde pourtant sa confiance.
Et pour approfondir : lire l'article de Página/12 ce matin lire l'article de Clarín ce matin avant l'aurore lire l'article de Clarín après la parution en ligne de celui du New-Yorker lire l'article de La Nación sur l'interview lire l'article de La Nación sur Dexter Filkins lire la dépêche de Télam lire l'article de La República, le quotidien uruguayen. La Prensa, à Buenos Aires, a réparti le contenu de l'interview sur trois articles et un entrefilet : Article n° 1 (sur l'attentat contre l'AMIA) Article n° 2 (sur le réquisitoire de Nisman contre Cristina) Article n° 3 (sur le modèle argentin promu par le gouvernement Kirchner) Entrefilet (sur la publication de l'interview par Cristina sur son site). Voir le contenu complet du numéro de The New-Yorker daté du 20 juillet.
Pour repasser les détails de l'affaire Nisman, cliquez sur le mot-clé dans le bloc Pour chercher, para buscar, to search, ci-dessus.
(1) Contresens culturel : en Argentine, dire que quelque chose a duré des décadas, cela ne veut pas dire que ça ait duré des décennies mais une éternité. C'est-à-dire tout simplement que ça a duré trop longtemps au goût du locuteur. L'impunité a duré tout juste une dizaine d'années, de 1985 (lorsque Raúl Alfonsín a mis un terme aux procès pour que l'Etat reprendre un fonctionnement normal) jusqu'en 2005, date de leur reprise, sous l'impulsion de Néstor Kirchner. En attendant, dans les années 1990, Carlos Menen avait fait voter les lois d'amnistie qui empêchèrent un temps toute espèce de procès, comme c'est toujours le cas dans la plupart des pays d'Amérique du Sud, notamment en Uruguay et au Brésil. (2) De qui parle-t-on ici ? Comme je le disais dans la note n° 1, de Carlos Menem, celui-là même qui était président au moment de l'attentat contre la AMIA et qui est accusé par une association de victimes d'avoir couvert les poseurs de bombes. Un journaliste digne de ce nom fait-il honnêtement son métier en occultant cette information ? (3) Il oublie juste de préciser qu'elles avaient commencé ce type de manifestation sous la Dictature, ce qui lui donne tout de même une autre signification. (4) Il doit s'agir de l'ESMA, aujourd'hui désaffectée et devenu un vaste campus consacré au lien entre la culture et les droits de l'Homme. Je peux me tromper mais il me semble que cette scène n'a pas eu lieu à l'ESMA mais dans la galerie des portraits présidentiels à la Casa Rosada, dont il a fait retirer tous les portraits des chefs d'Etat de la Junte. (5) De l'anecdote, encore de l'anecdote, toujours de l'anecdote. Comment a réagi sa majorité, son opposition, l'opinion publique, les ONG des droits de l'Homme ? Le lecteur de The New-Yorker n'en saura rien. (6) Il n'a pas "soutenu" cette abolition. Il en a pris l'initiative. (7) N'aurait-il pas été plus simple et plus neutre de dire qu'ils s'étaient connus pendant leurs études et qu'ils s'étaient trouvés, comme elle le dit dans l'interview sans faire des phrases ni du sentiment, parce qu'ils partageaient les mêmes convictions politiques et militaient dans le même mouvement... Mais non, il faut verser dans le romanesque de pacotille ! (8) Première nouvelle ! En Argentine, on les a plutôt rapprochés d'autres référents, Perón et Evita par exemple... (9) Quelle affreuse bonne femme, non ? Avoir fait jeter en prison ces pauvres officiers qui avaient tué et torturé des opposants, quelle horreur ! Allez donc écouter comme il lui en parle au début de l'interview en la félicitant d'un processus de démocratisation et de justice qui n'a pas d'équivalent dans le monde où ces procès se sont tenus en dehors des territoires nationaux qui ont été le théâtre des crimes poursuivis. Ce qui était à l'honneur de l'Argentine dans le salon de la résidence de Olivos devient cette bouillie infecte dans l'article écrit en anglais ! (10) Et hop, autre tour de passe-passe ! Où est mentionnée sa récente élection à la Cour Inter-américaine des Droits de l'Homme ? Vous vous souvenez des procès que lui faisait l'opposition au sujet d'un livre où il aurait soutenu la dictature ? Comme par hasard, depuis qu'il a été élu à la Cour Inter-américaine, plus personne n'en parle. Ce qui prouve bien qu'on a sorti ce truc que dans le but de démolir sa candidature et comme ça n'a pas marché, on a remis l'affaire au magasin des accessoires. (11) De quel tribunal parle-t-on ? De la Cour Internationale de La Haye. Ce n'est pas n'importe quel tribunal. Il a fallu recourir à un tribunal institué par l'ONU, ni plus ni moins. Et le navire en question n'était pas non plus n'importe quel navire, c'était le navire-école de la Marine nationale. C'est-à-dire que des institutions privées s'en étaient prises aux intérêts vitaux d'un pays souverain. Pour ce journaliste, plus rien de tout cela n'existe. Un simple fait divers maritime ! (12) Il est possible que ce gros travail de transcription et de traduction comme celui du tournage et de montage, ainsi que la musique du générique, soient l'œuvre du personnel de la Casa Rosada. Mais il est tout aussi possible que ce soit celui de militants, probablement de La Campora, la jeunesse kirchnériste présidée par le fils du couple Kirchner. Les conditions du tournage sont assez claires : dans le générique, de début et de fin, on voit installer en accéléré le matériel depuis une caméra de sécurité située au plafond. Et pendant l'entretien, on voit à deux reprises Cristina ajuster son micro qui lui échappe. Rien de tout cela n'a été coupé.