Amos Gitaï adapte Aharon Appelfeld

Par Mickabenda @judaicine

Entretien avec Amos Gitaï à propos de Tsili

Pourquoi avez-vous eu envie d’adapter TSILI, le roman d’Aharon Appelfeld ?

Aharon Appelfeld est un auteur que je respecte infiniment, d’abord parce qu’il n’instrumentalise pas la Shoah. Il n’utilise pas des choses extérieures à son expérience, il y a un minimalisme dans son écriture que je trouve essentiel, profondément juste et émouvant. Adapter ce texte pour moi me permettait de mettre de la distance, de ne pas être illustratif. J’avais envie de faire un film de tendresse au milieu de cet enfer. C’est ce contraste-là qui m’intéressait. Appelfeld tisse ses récits avec de minuscules détails.

C’est une fiction mais qui repose en partie sur son expérience autobiographique : son personnage, Tsili, réagit aux sons menaçants ou au chant des oiseaux, elle sent des odeurs, elle contemple le paysage… C’est toute cette juxtaposition de détails délicats qui fait ressentir l’environnement claustrophobique dans lequel elle vit. La forêt dans laquelle elle s’est réfugiée la protège de la cruauté et l’emprisonne à la fois. Je me suis inspiré de ce qu’Aharon Appelfeld dit à Philip Roth dans Parlons travail : « La réalité de l’holocauste a dépassé n’importe quelle imagination. Si je m’en étais tenu aux faits, personne ne m’aurait cru. Mais dès l’instant où j’ai choisi une fillette un peu plus âgée que je ne l’étais à l’époque, je soustrayais « l’histoire de ma vie » à l’étau de la mémoire, et je la cédais au laboratoire de la création, dont la mémoire n’est pas le seul propriétaire. La création requiert des causes, un fil conducteur. L’exceptionnel n’y est possible que s’il s’intègre dans une structure globale, et qu’il contribue à la faire comprendre. Quand j’ai écrit Tsili, je m’intéressais à l’art naïf : peut-il encore exister un art naïf à notre époque ? il me semblait que sans la naïveté propre aux enfants, aux vieillards, et dont il reste quelque chose en nous, l’oeuvre d’art serait défectueuse. J’ai essayé d’y remédier. »

Comment avez-vous procédé dans l’écriture de l’adaptation ?

D’abord j’ai contacté Appelfeld, qui vit près de Jérusalem. Marie-José Sanselme, ma co-scénariste, était fascinée par ce texte elle aussi. Nous l’avons rencontré plusieurs fois. A chaque fois que j’ai adapté une œuvre littéraire, je n’ai jamais eu envie d’en faire une illustration. Je considère que les grands textes littéraires n’en ont pas besoin. Je l’ai dit à Appelfeld et il a été d’accord. On a beaucoup dialogué, c’était passionnant.

Dans l’écriture d’Appelfeld, on a l’impression de retrouver l’origine des mots, leur force primaire. En voyant votre film, on se dit que vous l’avez adapté aussi pour retrouver un rapport direct à l’Histoire, aux images, aux éléments que vous filmez : la nature, un homme et une femme…

C’était ma manière d’aller dans le sens du texte d’Appelfeld. A un moment, au cours de l’écriture, nous avons abouti à une version où l’essentiel était ce qui est d’habitude très bref dans un scénario : les didascalies, les indications de lieu et de temps. Le sens du projet s’est construit à partir des situations. Dès qu’on est arrivé à cette version, j’ai commencé à sentir comment j’allais faire le film. Les questions que je me pose comme cinéaste quand je prépare un film tournent essentiellement autour du « mood » du film, de la manière de construire un univers, une atmosphère. Avec Tsili, il fallait d’autant plus arriver à construire ce « mood » que le film n’est pas une mise en images du livre. Au départ, j’avais quand même filmé plus d’événements narratifs, notamment autour du séjour de Tsili chez la prostituée Katerina dans le village, mais au montage, j’ai décidé de les éliminer car cela rendait le film trop concret, presque classique alors que je le voulais minimaliste.

Pourquoi cette envie si forte de minimalisme ?

Quand je fais un film, il y a plusieurs éléments que j’essaie d’avoir en tête en même temps. C’est compliqué mais c’est nécessaire. Il faut à la fois créer une structure narrative, sur une histoire ou un thème que j’ai envie d’évoquer, mais il faut aussi toujours se poser la question de la forme. Pour moi, le cinéma actuel ne prend pas la bonne direction, avec cette tentative de faire des films de plus en plus violents et spectaculaires. Il faut revenir à la simplicité. A la litote. A des éléments très simples, dès le début, et travailler avec cela. C’est sans doute pour cette raison que j’aime beaucoup Rohmer, qui arrive à faire un cinéma si touchant avec très peu d’éléments. Ou Philippe Garrel. Il y a très peu de cinéastes capables de revenir ainsi à la matière première, à l’essentiel – comme Peter Brook au théâtre. Je pense que faire ce type de cinéma aujourd’hui est aussi une suggestion pour la jeune génération de réalisateurs qui doit travailler avec peu de moyens, pour faire un cinéma qui vise le sens et pas seulement la compétition avec Hollywood. C’est dans cette famille-là que j’avais envie d’inscrire Tsili.

Cette envie d’expérimenter un cinéma moins classique a-t-elle été nourrie par votre travail sur des œuvres périphériques au cinéma, notamment vos installations vidéo ?

Absolument. J’aime explorer le cinéma dans tous ses aspects, que ce soit avec des documentaires comme WADI, des installations comme TRACES ou des performances théâtrales. Le cinéma est un médium formidable qui devrait sans cesse être nourri par les autres arts. Les films que je fais sont pour moi comme les chapitres d’un journal. KADOSH, KIPPOUR, FREE ZONE et KEDMA, par exemple, mettaient en scène de grands mouvements historiques. Mes quatre derniers films, en revanche, prennent une optique inverse : CARMEL a été réalisé à partir de la correspondance de ma mère entre 1929 et 1984 qui a été publiée chez Gallimard. Ensuite, LULLABY TO MY FATHER était dédié à mon père, un architecte du Bauhaus chassé d’Europe par les nazis. Puis ANA ARABIA, qui se situe dans un faubourg de Jaffa où vit ensemble une petite communauté de marginaux, juifs et arabes, était filmé en un seul plan séquence. Et enfin TSILI. A eux quatre, ces films définissent une période où j’avais envie d’aller vers quelque chose de plus radical et abstrait vis-à-vis du langage cinématographique. C’est un énorme privilège de pouvoir se permettre ce geste dans le contexte commercial actuel, où le cinéma est matraqué par le marketing, et je suis très reconnaissant à ceux qui me le permettent, notamment mon équipe, une équipe fabuleuse qui repart à chaque fois avec moi pour un nouveau challenge.

Comment se sont passés les repérages ?

Comme pour un Juif errant ! Je suis d’abord allé en Roumanie du Nord et en Ukraine du Sud, en Bucovine, une région très proche de Czernowicz, où est né Aharon Appelfeld. Je suis également allé à l’école juive de Bucarest mais il n’y a plus de Juifs – ceux qui avaient survécu à la Shoah ont ensuite été vendus par Ceausescu à la communauté juive américaine, qui les a encouragés à émigrer en grande majorité en Israël. Il ne reste que le paysage dont parle Appelfeld mais toute cette culture juive a disparu. Alors j’ai décidé de ne pas tourner là-bas. Je suis parti en Russie, où j’ai continué à chercher… Et finalement j’ai décidé d’accentuer l’aspect minimaliste et non territorial du film. Comme j’aime beaucoup travailler avec mon équipe israélienne, qui est très flexible, très engagée, j’ai donc tourné en Galilée, sur le Mont Carmel. C’est la magie du cinéma : on peut tourner n’importe où, on n’est pas tenu d’avoir une attitude naturaliste. Il n’est pas important de savoir où exactement se passe cette histoire.

Le travail sur la bande son est primordial…

C’est le cas dans tous mes films. J’aime que le son soit un agent actif. Dans TSILI, il invite l’imaginaire du spectateur à compléter ce qu’il ne voit pas, ce qu’on ne lui montre pas. Envisager le hors- champs, refuser une attitude illustrative. Dans le film, on entend des cris en langue allemande, les bruits de la nature, des bombardements, des aboiements, des grondements dans le ciel qui peuvent être des coups de tonnerre ou le son étouffé de combats… Et à la fin du film, quand la guerre est finie, petit à petit, de manière hésitante, la musique se met à exister. J’ai beaucoup travaillé à construire cet équilibre avec Alex Claude, le sound designer.

La musique est déjà là dans le prologue, avec cette ouverture chorégraphiée qui fait écho à la spiritualité qui émerge de l’écriture d’Appelfeld.

Pour moi, ce prologue fait écho à ce que dit Appelfeld : les témoins directs de la Shoah sont en train de mourir, et dans quelques années, cet événement sera seulement transmis par l’histoire et par l’art. Et l’art, c’est le cinéma, la littérature, mais aussi la danse…

Pourquoi avoir choisi deux actrices différentes pour jouer le personnage de Tsili ?

J’ai choisi d’avoir 3 personnages féminins : deux actrices, Sarah Adler et Meshi Olinski, qui n’ont pas le même âge, et une voix de femme, celle de Lea Koenig. Comme si la génération de ces jeunes femmes qui ont survécu à la Shoah avait des biographies amputées. Comme si manquaient leurs années de jeunesse et de plaisir, qui ne leur seront jamais rendues. J’avais en tête la figure de la mère de ma femme, Rosa. Elle habitait en Transylvanie, entre la Roumanie et la Hongrie, une région qui n’est pas très éloignée de celle d’Appelfeld. Elle avait dix-sept ans quand elle a été déportée à Auschwitz. Comme elle venait d’une famille traditionnelle, peut-être n’avait-elle pas encore connu l’amour quand elle a été prise. Quand elle est sortie des camps, la jeune fille était devenue une femme marquée, son histoire avait subi une coupure. Contrairement à nous qui passons d’un âge à l’autre dans une certaine continuité, chez elle, il y avait un trou noir dont elle n’a jamais voulu parler. La transmission de son expérience à ses enfants et à ses petits-enfants est passée par des non-dits, des petits gestes, et non par un discours bien ordonné. A cause de cette expérience de la rupture que j’avais vue chez Rosa, je ne pouvais envisager que TSILI soit une biographie classique, continue. D’où l’envie de faire interpréter le rôle de Tsili par ces deux actrices, et auxquelles s’ajoute la voix de Lea Koenig, la narratrice de la fin.

Appelfeld écrit en hébreu,votre film est en yiddish…

Appelfeld a grandi dans la langue allemande mais celle-ci appartient à ceux qui ont tué sa mère devant lui… En tant qu’immigrant, il a donc décidé de ne pas utiliser cette langue mais l’hébreu, qui est la langue dans laquelle il est devenu écrivain. Il n’empêche, le yiddish était la langue des communautés juives d’Europe de l’Est et il a accepté que je tourne dans cette langue. J’ai cherché un peu partout des comédiens capables de jouer en yiddish, en Roumanie, à New-York… mais le yiddish, avec ceux qui le parlaient, a été exterminé pendant la Shoah. Il reste peu de gens qui le parlent, en dehors des ultra-orthodoxes. Finalement, j’ai compris que je n’avais pas envie d’un lien sentimental ou muséal au yiddish dans le film, mais que je voulais l’utiliser et le mettre en scène comme une langue de communication. J’ai demandé à mes acteurs d’apprendre phonétiquement leurs dialogues. Chacun a appris à sa manière, en allant chercher dans ses racines. Adam Tsekhman par exemple, l’acteur d’origine ukrainienne qui joue Marek, s’est rendu chez sa grand-mère. Chacun a suivi son propre parcours, à travers ses propres origines, pour retrouver un lien à la langue.

Comment avez-vous choisi votre duo d’actrices ?

Meshi Olinski est danseuse, et non actrice. Je l’ai croisée dans un restaurant de Tel Aviv où elle travaillait. Elle est très timide et quand j’ai voulu l’engager, le propriétaire était très étonné. Mais elle est tellement gracieuse, elle a une telle innocence, j’ai pensé qu’elle pouvait vraiment incarner quelque chose du personnage de Tsili. J’avais déjà travaillé avec Sarah Adler, pour Ana Arabia, mon film précédent. C’est une magnifique actrice, avec laquelle j’aime beaucoup échanger quand je prépare un film. Quant au personnage du violoniste, Alexei Kotchetkov était l’un des musiciens de mon spectacle LA GUERRE DES FILS DE LUMIèRE CONTRE LES FILS DES TENEBRES au festival d’Avignon, en 2009. Mon casting est très composite. J’aime mélanger les acteurs professionnels et les non professionnels.

La progression du film est nette : on commence dans une nature primaire, puis la parole émerge et le récit se constitue, de même qu’une ébauche de communauté…


Le montage a traîné quatre ou cinq mois sans que j’en sois content. Puis en une dizaine de jours, la structure est devenue évidente. Avec Yuval Orr, un monteur israélien très doué, j’ai continué à réinterpréter ce que j’avais tourné. Parfois, on fait des choses intuitivement et on n’en trouve les raisons que beaucoup plus tard. Par exemple, certains plans de TSILI sont peut-être aussi une référence à LA RIVIERE DE BOUE de Kohei Oguri avec la caméra souvent en plongée, comme une sorte de regard presque divin porté sur les personnages.

Le film s’achève sur des images d’archives…

Il s’agit des toutes dernières images filmées dans différentes communautés juives d’Europe de l’Est avant la Shoah et même l’Anschluss. Ces images d’archives n’étaient pas prévues dans le scénario. J’étais allé faire des recherches au YIVO, l’Institut pour la recherche juive de New York, pour un autre projet sur lequel je travaillais en parallèle mais quand l’archiviste m’a montré ces images, c’est comme si Tsili les avait appelées.

Le texte d’Appelfeld vous a-t-il accompagné tout le long du projet ?

Le texte bien sûr, et Appelfeld lui-même. Le dialogue avec lui a été fascinant, dans la douceur et la curiosité mutuelle de générations différentes. C’est grâce à lui que j’ai eu la liberté de faire ce film, de la manière dont je pensais qu’il fallait le faire. Lorsque je suis allé chez lui pour lui montrer le film, il était sept ou huit heures du soir, je me suis assis avec lui et sa femme et à la fin du film, il était très ému. On est resté ensemble jusqu’à deux heures du matin. C’était important pour moi qu’il voie le film, et qu’il l’aime.

Et vos projets ?

Après cette phase où j’avais envie d’expérimenter des choses très minimalistes et abstraites, je suis en train de terminer un film sur l’assassinat d’Yitzhak Rabbin avec soixante-dix comédiens, un peu dans l’esprit de Kippour.

Propos recueillis par Claire Vassé