Etrange, dérangeant, poétique, envoûtant et diablement bien écrit.
Ce premier chapitre, dans les frondaisons du parc Montsouris, je l'ai tout d'abord pris pour une métaphore ... et puis j'ai compris que le héros de cette histoire à dormir la tête sous l'aile était vraiment un vieux corbeau freux, Karka, meurtri par une ancienne blessure reçue en combat singulier contre un épervier et une autre, morale, celle d'avoir été mis à l'écart.
A l'image d'un détective blasé, un peu chiffonné, accoudé au zinc d'un rade, mais qui n'a pas perdu ses capacités déductives ni ses émois devant une jolie fille passant dans son champ de vision ... Son plumage n'est plus tout à fait noir, mais il a l'expérience, et c'est à lui que le Conseil des Animaux de Paris fait appel pour résoudre une crise majeure : quatre lions échappés d'on ne sait où menacent de terroriser tout Paris en s'attaquant aux Humains.
Car ici, les animaux comme les hommes sont dotés de Majuscules et naturellement, de la parole. Cela tient de Chantecler, des fables de La Fontaine et de Madagascar. Comment faire barrage à ces Lions qui revendiquent les Bois de Boulogne et de Vincennes, trouvent des alliés dans les Chats, prennent d'assaut les cages du Jardin des Plantes et défient les Chiens du service d'ordre ? Comment combattre des animaux qui ne connaissent aucun prédateur à part l'Homme, rétablir l'ordre de la Nature ?
La méditation est philosophique : condition animale, innéïté ou sagesse, sens du devoir ou instinct de survie, la vie, la mort ... Les réflexions de Karka, ses doutes, ses angoisses, ses amours, l'amitié avec Jérémie le Toucan incongru, la présence de la Mantelée avec laquelle ils se met en couple, son coup de coeur pour la blanche Tourterelle ... Et surtout le dernier exploit de Léon, le lion sentant sa fin proche mais qui fera avec Karka une dernière balade dans Paris enneigé, pour la plus juste des causes, après lui avoir fait une révélation ahurissante.
Entre roman d'aventures à rebondissements et traité sur le sens de la vie, Mélancolie des Corbeaux nous entraîne dans un Paris ignoré des Humains, dans les parcs où se sont réfugiés toutes les bêtes de la ville tenaillées par la peur et qui ont bien du mal à se nourrir dans un espace aussi restreint, au creux des grands arbres, dans la noirceur des tunnels désaffectés de la Petite Ceinture.
Il faudra bien du courage, de l'inventivité, de l'abnégation à Karka et à ses alliés pour trouver la solution et la mettre en oeuvre. Bravo pour l'exercice de style et l'écriture étincelante, ciselée, comme on n'en lit plus guère de nos jours. Merci à la fidèle lectrice qui m'a fait présent de ce livre que je n'aurais pas imaginé ouvrir sans son concours. Et j'aurais eu bien tort !
Mélancolie des corbeaux, roman de Sébastien Rutés, Actes Sud, collection Babel noir, 229 p. 7,70€