Julien Mestik. Au second plan, Cow, d’après un portrait réalisé par Rogier van der Weyden
Il dévoile à partir d’aujourd’hui même sa nouvelle toile – assurément la plus ambitieuse à ce jour – inspirée, une nouvelle fois, par un certain Picasso. Il n’est nul doute qu’il refera parler de lui, comme ce fut la cas lorsqu’il dévoila sa Da Vinci Cow qui singeait (ou, pour être plus fidèle à l’artiste, vachait) l’une des oeuvres picturales les plus célèbres à travers le monde. Voici quelques repères qui complèteront un portrait qui serait difficile à synthétiser en seulement quelques adjectifs.
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Heepro : En 2006, le livre 1001 albums qu’il faut avoir écoutés dans sa vie était publié, avec de nombreux albums, artistes ou groupes manquants. Quels seraient vos choix d’albums, artistes ou groupes que vous pensez que tout le monde devrait avoir écoutés au moins une fois dans sa vie ?
Disons que pour faire simple et pour ne pas trop m’éparpiller, je vais choisir pour cette question de n’en citer qu’un. Un seul !
Sans l’ombre d’une hésitation, le morceau qu’il faut avoir entendu au moins une fois dans sa vie est et restera pour moi le titre « Atom heart mother » de Pink Floyd. C’est un titre qui dure quasiment 24 minutes. Ce n’est d’ailleurs pas vraiment un titre, c’est davantage une expérience…
Dans une société où tout est devenu si conventionnel, si calibré, à l’heure ou un morceau qui veut prétendre à un passage radio ne doit pas dépasser 3min30, écouter « Atom heart mother » relève presque de l’acte de rébellion !
C’est un morceau qui peut, comme ça a été le cas pour moi, changer une vie (hé oui, sur la pochette du vinyle, c’est une vache qui tient la vedette…). Ce thème du début qui revient tout au long comme un leitmotiv pour exploser à la fin, soutenu par un orchestre symphonique et une chorale à faire tomber les anges de leurs nuages… Cette capacité à jongler entre dissonances apocalyptiques et refrains aux tonalités célestes… Cette composition qui peut sembler si abstraite et qui est si méticuleusement millimétrée…
C’est un morceau que j’écoute au moins une fois par an. C’est très ritualisé. Il me faut une bonne heure devant moi, un verre de whisky et un petit cigarillo à la vanille. Et une fois les yeux fermés, je sens un long frisson traverser tout mon corps et j’embarque pour un voyage d’une rare intensité. Un voyage interstellaire…
Je pourrais parler pendant des heures d’« Atom heart mother » qui est à la musique ce que la fresque de la Basilique Saint-Pierre de Michel-Ange est à la peinture…
Mais à tous les discours, rien ne vaudra une bonne écoute ! Sans oublier le cigarillo et le whisky, cela va sans dire…
Pink Floyd, qui aura inspiré la série Dark Side Of The Cow à Julien Mestik.
H : Quels artistes, groupes ou chansons, albums ou genres vous ont inspiré ou vous inspirent aujourd’hui ?
Oui je sais, ça fait assez monomaniaque comme ça, mais je dois bien avouer que la musique des années 70 et en particulier celle de Pink Floyd, a conditionné beaucoup de ce que j’ai écouté et de ce que j’écoute encore aujourd’hui…
J’ai découvert par la suite beaucoup d’autres groupes de cette époque que je garde dans mon cœur et mes tympans. Parmi lesquels King Crimson, Gentle Giant, Camel, Jethro Tull, Yes, Rush et le groupe français Ange.
A l’heure actuelle et toujours dans cet esprit rock prog, j’ai un respect immense pour la musique de Pain Of Salvation, Ark, Opeth, Anathema, Katatonia, Haken et The Old Dead Tree pour ne citer qu’eux. Mais dans cet univers musical, je dois préciser que toutes les routes mènent à Steven Wilson… C’est un artiste qui m’inspire beaucoup. Il mène de front beaucoup de projets musicaux et il a un peu la maladie du roi Midas, tout ce qu’il touche se transforme en or… Il travaille en collaboration avec de nombreux groupes actuels et a été le leader de Porcupine Tree dont la vaste discographie reste pour moi hallucinante dans son inspiration mélodique, avec une capacité incroyable à se régénérer tout en gardant une ligne de conduite musicale très pure.
Steven Wilson respecte son univers. Et moi je le respecte pour ça…
On passe par le jazz, le rock progressif, la musique expérimentale, le symphonique… tout cela avec une maîtrise instrumentale incroyable mais sans jamais sombrer dans la pure démonstration technique stérile.
Son projet Blackfield avec le chanteur israélien Aviv Geffen qui distille un rock aux refrains d’une pureté rare mérite aussi à mon sens une oreille attentive. Et pour en finir avec cet artiste, son dernier album solo ‘The Raven That Refused To Sing And Other Stories’ est extraordinaire… J’ai vu 7 ou 8 fois Steven Wilson en live et quel que soit le projet musical avec lequel il passe, c’est toujours un moment hors du temps…
Dans d’autres styles, les artistes qui me font vibrer sont pêle-mêle Björk, Nick Cave, Kula Shaker, Depeche Mode, Queen, Selah Sue, Bashung… Impossible de les citer tous mais je dois pour cela remercier un ami très cher qui m’a initié à une grande partie de ces artistes géniaux. Il se reconnaîtra…
Steven Wilson
H : Quels livres, films avez-vous aimé lire, voir et ont pu vous inspirer ou influencer dans votre vie ?
Quant au domaine cinématographique, j’ai été très influencé dans ma peinture et ma vie en générale par les Monty Python et les Marx Brothers. Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours eu beaucoup de mal à vivre en accord avec le monde qui m’entourait, à établir un vrai lien avec la réalité que je trouvais peut-être un peu trop morne. Le monde que j’avais créé dans ma tête et dans lequel j’évoluais de manière quasi exclusive était bien plus excitant… Aucune limitation dans la cabine de projection qui me servait de cerveau… Je pouvais voler à dos de chauve-souris ou avoir une tortue géante comme amie et confidente…
Enfant, j’étais souvent catalogué comme « à part ». Et je me souviens avec une émotion toute particulière le jour où je suis tombé sur ‘Monty Python : Sacré Graal !’. J’en ai pleuré… pleuré de rire… pleuré de joie à l’idée que je n’étais pas seul sur cette planète à être un peu allumé… Et que certains en faisaient même des films ! C’est à ce moment là certainement que beaucoup de choses se sont jouées… Que j’ai décidé qu’un jour, moi aussi, je ferais de cette particularité qui m’avait longtemps mis à l’écart, une force.
Le fait que d’autres humains puissent entrer dans mon univers pictural et s’y sentir bien, c’est la plus belle revanche sur la vie qu’il m’ait été donné de prendre. Et j’invite tous ceux qui se sentent ou se sont senti un jour trop limités par la réalité à agir. A prendre un pinceau, un crayon, une plume ou tout autre outil permettant d’ouvrir les portes d’un univers imaginaire sans limites…
Mais j’en reviens au cinéma… Je dois préciser que je suis assez allergique aux « happy endings », alors les films qui suivent sont très beaux mais souvent assez bouleversants. Le film qui m’a à ce jour le plus ébahi reste le film coréen ‘Old Boy’ de Park Chan-wook. C’est un ovni cinématographique qui ne peut laisser indifférent. On adore ou on déteste… J’ai aussi beaucoup aimé l’oeuvre poético-militante d’Alejandro Amenábar sur l’euthanasie : ‘Mar Adentro’ ainsi que ‘Abre Los Ojos’ du même réalisateur. Et tant qu’on est dans le cinéma espagnol, comment ne pas citer ‘Le Labyrinthe De Pan’ de Guillermo Del Toro.
A un niveau un peu plus underground, prenez Mads Mikkelsen, donnez lui le rôle d’un prêtre à l’optimisme aveugle ayant pour mission de remettre sur le droit chemin un néo-nazi en réhabilitation par la foi, plantez un décor surréaliste à souhait, le tout saupoudré d’un humour typiquement danois et vous obtiendrez l’excellent ‘Les Pommes D’Adam’.
Un petit mot aussi sur ‘V Pour Vendetta’ qui est à mon sens un film salvateur dans sa portée démocratique. C’est fou comme un super-héros prend du relief quand on lui greffe un cerveau…
Et puis mes derniers coups de cœur, le très beau film néerlandais ‘Alabama Monroe’, un petit bijou du cinéma indépendant américain : ‘Ruby Sparks’ et l’aussi brillant qu’énigmatique ‘Enemy’ de Denis Villeneuve (déjà auteur du tout aussi brillant ‘Prisoners’).
L’une des très nombreuses scènes mythiques de Monty Python : Sacré Graal !
H : Quels artistes d’aujourd’hui (littérature, cinéma, peinture, etc.) vous influencent ?
Je suis toujours très admiratif du travail des grands peintres classiques comme Rembrandt, Courbet et l’école flamande de la Renaissance.
Tout cela m’a amené à apprécier aujourd’hui des artistes contemporains qui ont, eux aussi, un lien très fort avec cet héritage artistique. Le travail du peintre allemand Jonas Burgert est carrément bluffant. Il peint des toiles gigantesques dans lesquelles des personnages de civilisations anciennes ou en voie d’extinction se rejoignent dans des scènes post-apocalyptiques très colorées. C’est à mes yeux une œuvre universelle, au langage complexe, emprunte elle aussi d’un certain « optimisme désespéré ». J’ai eu la chance d’assister à une de ses expositions à Berlin il y a quelques années. C’est une expérience qui m’a beaucoup marquée.
Dans le même esprit, l’univers de l’artiste chinois Yongbo Zhao et sa manière onirique de dénoncer les dérives de la Chine communiste vaut le détour.
Je suis aussi avec beaucoup d’intérêt la vague néo-expressionniste française (les peintres de l’agonie) que je trouve très talentueuse avec des artistes comme Olivier De Sagazan, le regretté Stepk, Fabien Claude, Ben-Ami Koller, ainsi que Cédric Magnin, un artiste suisse dont j’aime l’univers complexe et parfois déstabilisant.
Par ailleurs, j’ai découvert il y a quelques années, l’Art Singulier que je collectionne au fil de mes coups de cœurs. C’est un des nombreux courants nés de l’Art Brut. Et là encore, l’école française n’est pas en reste avec des artistes comme Joël Lorand, Bernard Le Nen ou encore Jean-François Rieux.
Mais si je dois parler d’un artiste qui m’a profondément influencé personnellement, dans ma vie réelle, c’est Daniel Allemandet. Inutile de le chercher sur Google, Daniel n’existe pas dans le monde virtuel, mais il est bien présent dans le monde réel. C’est un homme très discret et on peut très bien passer à côté de lui sans le voir. J’ai longtemps pensé que les belles choses n’étaient pas dans la lumière, mais bien plus dans l’ombre portée qu’elle crée… Daniel est de ceux-là. Il pratique le raku, un art japonais ancestral. Cette technique fait apparaître sur les sculptures en céramiques de nombreux réseaux de fêlures très esthétiques qui, loin de fragiliser les pièces, renforcent leur résistance. J’y vois là une allégorie de l’humain. Les épreuves de la vie laissent parfois des cicatrices au plus profond de nous-même. Et loin de nous fragiliser, elles nous rendent, elles aussi, plus forts et plus beaux. En l’observant, j’ai appris que l’on pouvait « choisir » les futurs légataires de nos « fragments de folie ». J’ai appris l’humilité, le partage et la reconnaissance.
Willblind, de Jonas Burgert
H : Quel pays, ville ou endroit du monde est essentiel pour vous ?
JM : – Le lac Saint-Point ! L’endroit ou je vis, ça c’est un lieu essentiel pour mon équilibre. Il me procure le calme et le retrait dont j’ai besoin pour créer.
Par ailleurs, j’ai toujours beaucoup voyagé. J’ai trouvé des « parties de moi » et fait de très belles rencontres dans tous les pays que j’ai parcourus. Mais je garde un attachement tout particulier pour le Canada, le Mexique et l’Asie du Sud.
H : Quelle musique avez-vous écoutée récemment ?
JM : – Dernièrement j’ai été assez bluffé par Temples (rock anglais), Mø une chanteuse danoise déjantée à l’énergie débordante en live, Imogen Heap, une Anglaise qui monte ses samples électro de A à Z créant un univers très surprenant et le prometteur groupe français Feu! Chatterton à la croisée de Ange, Pulp et Bashung.
The Happy Meal Tragedy, d’après Le Massacre En Corée de Pablo Picasso
H : Parmi toutes vos œuvres, laquelle aimeriez-vous mentionner en particulier et pourquoi ?
JM : – Difficile là encore de faire un choix… Je mentionnerais la dernière en date, ‘The Happy Meal Tragedy’, c’est un grand format cubiste inspiré par ‘Le Massacre En Corée’ de Pablo Picasso. J’ai aimé donner un nouveau sens à cette toile en la réinterprétant.
Sans trop rentrer dans les détails puisque j’aime que chacun puisse se créer son propre chemin de compréhension à travers la toile, celle-ci aborde le thème préoccupant de l’industrialisation de la mort, qu’elle soit animale où humaine et la frontière ténue entre l’une et l’autre.
Dans la lignée cubiste, « Srebre-Nica, In Memoriam » est aussi une peinture qui compte beaucoup à mes yeux. Cette toile complexe aux symboliques multiples est un hommage aux victimes du génocide bosniaque de 1995.
Et dans un autre registre, j’ai eu beaucoup de plaisir à reprendre les drapés et les techniques d’ombre et lumière du peintre flamand Rogier van der Weyden dans la toile intitulée ‘Cow’ qui fait partie de ma série de dérivations « La Vache et les Maîtres ».
Pour la compréhension des humeurs très différentes dans mes peintures qui font passer d’une toile comme ‘Srebre-Nica, In Memoriam’ à la parodie de Ludwig von Beethoven par exemple, ma peinture ne se limite pas à une seule humeur et, à l’instar de la vie, elle passe du rire aux larmes, de la parodie à la dénonciation satirique, de sujets légers à d’autres plus graves et profonds.
Symphony For A Deaf Cow, d’après le portrait de Ludwig von Beethoven réalisé par Joseph Karl Stieler
H : Comment, ou pourquoi, le passage à la peinture s’est-il fait ?
J’aime les rencontres et les échanges intenses qu’il peut y avoir sur un lieu d’expo. La peinture permet cela.
J’ai commencé à peindre il y a dix ans de cela et j’étais absolument novice en la matière. J’ai appris tout seul, en scrutant le travail des Grands Maîtres et en persévérant. Mes premières toiles étaient très simples et colorées puis, années après années, j’ai essayé d’affiner mon regard. Et ma main a suivi.
Les vaches sont apparues progressivement sans que je comprenne pourquoi… Puis elles sont devenues progressivement les seules à s’imposer sous mon pinceau.
Leur présence dans mes toiles reste une vaste énigme que j’essaie de démêler au fur et à mesure que je les peins et que j’écoute ce qu’elles ont à me dire.
C’est un processus personnellement intense et passionnant. Il me tarde à chaque fois de commencer une nouvelle toile pour en savoir un peu plus… Comme celui qui attend impatiemment les révélations du nouvel épisode de sa série préférée.
H : J’ai choisi la dernière phrase de la préface du Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde ‘‘Tout art est complètement inutile’’ pour ma page d’accueil. Que pensez-vous de sa signification aujourd’hui ?
L’Art prend la place qu’on veut bien lui accorder. C’est le regard du spectateur qui lui donner de l’importance ou non. C’est ce qui fait à mon sens toute sa force…
C’est tout à fait inutile tout en étant parfaitement indispensable… De la même manière que l’humour des Monty Python est d’une absurdité absolue… Tout en étant d’une profondeur salvatrice à qui veut bien le voir.
Tout dépend de notre sensibilité et de notre niveau de fantaisie.
Dans mon cas, et loin de toute subjectivité, la peinture est une colonne vertébrale qui m’aide chaque jour à me tenir debout sans vaciller…
Srebre-Nica In Memoriam, d’après Guernica de Pablo Picasso
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Entretien avec Julien Mestik in heepro.wordpress.com, le 6 Juillet 2015
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