Avec l’arrivée des beaux jours, des longs voyages et des superbes paysages, vous mourrez d’envie de mettre vos clichés sur Instagram. Au risque d’entendre, par-dessus votre épaule, un : « Ah bah c’est bien la peine d’avoir un smartphone aussi cher pour rendre tes photos floues après ! »
Filtre Lark, luminosité à 100, contraste au maximum, saturation à fond, et voilà que la photo sortie de votre objectif 10 mégas pixels a l’air venue d’un appareil jetable des années 80. Au grand dam des photographes, amateurs comme professionnels, et à la grande surprise des prêcheurs d’une technologisation massive. Mais au final, le smartphone doit-il tuer la photo ratée ?
Nouveauté, vous avez dit nouveauté ?
« Instagram tuera la photo » n’est pas le seul discours dominant. Le mp3 tuera le CD. Le CD a tué le vinyle. L’eBook tuera le papier. Le web tuera le journalisme. L’uberisation tuera le travail. La liste est longue des prédicateurs de la disparition des techniques anciennes, chassées par les nouvelles. En tête de file, les patrons d’entreprises innovantes et du marché du numérique — et à juste titre : ils doivent bien vendre leurs produits.
Nos doyens s’étonnent du regain d’intérêt pour le vintage. Les meubles années 70 se monnayent une fortune alors qu’ils étaient jetés par centaines il y a 20 ans. Comme si on nous avait condamnés à toujours aller de l’avant, regarder vers le futur, chercher l’avant-garde, la technologie de pointe, coûte que coûte.
Et à la surprise quasi générale, l’usage se révèle bien plus complexe : les utilisateurs d’Instagram plébiscitent l’effet vintage, le vinyle revient sur le marché, et les lecteurs de livres papier continuent de faire de la résistance. Comme si malgré toute rationalité, la course à la modernité ne s’était pas faîte aussi vite que prévu. Comme si les technologies de pointe réveillaient le charme du vintage, du flou, du bancal. À contresens du discours de ceux qui veulent nous vendre l’innovation, le propre, le chirurgical, le « user-friendly ».
Un retour du passé, phénomène nommé « effet jogging » par Régis Debray, qui notait :
« Au début du siècle, certains visionnaires avaient pronostiqué que l’usage immodéré de l’automobile par les citadins provoquerait bientôt l’atrophie de leurs membres inférieurs, le bipède motorisé se désaccoutumant de la marche. Qu’a-t-on vu depuis ? Ceci : depuis que les citadins ne marchent plus, ils courent. Fanatiquement. Dans les parcs, ou, à défaut, en salle, sur tapis roulant. »
Cela tuera ceci
Ainsi, à bien y regarder, l’usage ne donne pas entièrement raison aux missionnaires de l’innovation. Le smartphone devait tuer l’ennui. Il ne l’a pas fait. Les utilisateurs de Facebook ont toujours des amis « dans la vraie vie » ; et rares sont ceux qui fraternisent avec des inconnus — la majeure partie des discutions numériques se faisant avec des personnes connues « hors numérique ».
Donnez le meilleur appareil photo à votre téléphone, les utilisateurs plébisciteront les applications pour imiter l’ancien. Donnez à un internaute la possibilité de contacter la terre entière, il conversera avec ses proches. Parce que comme l’écrivait Régis Debray, dans son Cours de Médiologie Générale, « chaque tendance suscite sa contre-tendance compensatoire ».
Quel impact sur nos pratiques, direz-vous ? La nécessité de prendre en considération le poids de l’habitude, sa pesanteur sur l’envie de changer, mais aussi l’indispensable prise en compte de l’usage, primant sur l’ambition des créateurs d’une technologie. Faire accepter une nouveauté n’est pas aussi simple qu’on le voudrait, et l’on ne chasse pas facilement les conventions déjà en place.
Une innovation n’entraine pas toujours les transformations escomptées : seule l’expérience utilisateur aura le dernier mot, quitte à donner tort au mode d’emploi. D’où un impératif de retour sur les pratiques : aucune ligne prédéfinie n’est sûre, aucune charte éditoriale n’a le dernier mot, aucune théorie ne triomphe sur la pratique. D’où le besoin d’analyser et de prendre du recul, régulièrement, sur ce que nous faisons. D’où le besoin de prendre le temps de réajuster nos stratégies, d’en discuter, et de rendre nos outils plus pertinents.
Parce qu’au fond, tout comme Instagram n’a pas eu raison de la mauvaise photographie, la prescription n’aura jamais raison de l’usage.