Tentative désespérée de me sortir du gouffre de Leonid Andreïev, j’ouvre L’homme révolté. Il doit y avoir une solution à cette chute sans fin si remarquablement formulée par l’auteur russe.
La barre est haute pour monsieur Camus. Elle est d’autant plus haute pour le lecteur qui s’acharnerait à suivre son raisonnement.
L’homme révolté est un essai divisé en cinq parties : une définition de l’homme révolté, la révolte métaphysique, la révolte historique (la plus consistante), la révolte et l’art, et la pensée de midi (qui ouvre les perspectives).
La première partie est très courte et s’attache à la naissance du sentiment de révolte dans l’homme. La seconde partie est certainement celle qui m’a le plus intéressée : elle traite essentiellement de la révolte en littérature ou en philosophie. A. Camus débute son propos avec La Bible et l’épisode du meurtre d’Abel par son frère Caïn, et le poursuit avec les écrits de Sade puis des romantiques. Viennent ensuite Nietzsche et le nihilisme, le poète Lautréamont, et enfin les écrivains surréalistes. Tous à leur manière ont abordé la question de la révolte par la remise en cause du catholicisme d’abord, puis de Dieu lui-même et enfin des valeurs transmises par la religion.
La troisième partie est la plus volumineuse et la plus complexe de l’essai. J’ai malheureusement beaucoup trop souvent décroché, elle est consacrée à la révolte historique, conséquence en acte de la révolte métaphysique. Toujours dans la même logique, Camus s’attache d’abord aux régicides en reprenant le Nouvel Evangile puis les régicides historiques, celui de Louis XVI notamment. Le déicide laisse ensuite la place aux différentes formes de terrorismes (individuel, étatique, rationnel ou irrationnel), et leurs traductions en acte au cours de l’histoire (des révolutions populaires ou marxistes du XIXème siècle aux génocides du XXème).
La quatrième partie illustre comment le sentiment de révolte peut-être canalisé et dépassé dans l’art, notamment dans le roman. La pensée de midi, cinquième et dernière partie exprime toute l’ambiguïté d’une révolte déviante qui entraînerait le meurtre… acte hautement révoltant en soi. Il nous invite donc à une révolte mesurée, ce qui n’est pas antithétique nous explique-t-il dans son chapitre « Mesure et démesure » :
« C’est la révolte qui est la mesure, qui l’ordonne, la défend et la recrée à travers l’histoire et ses désordres. L’origine même de cette valeur nous garantit qu’elle ne peut être que déchirée. La mesure, née de la révolte, ne peut se vivre que par la révolte. Elle est un conflit constant, perpétuellement suscité et maîtrisé par l’intelligence. Elle ne triomphe ni de l’impossible ni de l’abîme. Elle s’équilibre à eux. Quoi que nous fassions, la démesure gardera toujours sa place dans le cœur de l’homme, à l’endroit de la solitude. Nous portons tous en nous nos bagnes, nos crimes et nos ravages. Mais notre tâche n’est pas de les déchaîner à travers le monde ; elle est de les combattre en nous-mêmes et dans les autres. La révolte, la séculaire volonté de ne pas subir dont parlait Barrès, aujourd’hui encore, est au principe de ce combat. Mère des formes, source de vraie vie, elle nous tient toujours debout dans le mouvement informe et furieux de l’histoire. »
Albert Camus conclue son ouvrage par un chapitre « au-delà du nihilisme ». Il s’appuie sur une phrase de René Char « L’obsession de la moisson et l’indifférence à l’histoire sont les deux extrémités de mon arc ». Il y décrit les valeurs de sa moisson et lance sa flèche vers l’avenir « du trait le plus dur et le plus libre ».
Sa conclusion est grandiose et ouvre des perspectives pour notre XXIème siècle. Je suis frustrée de ne pas être en mesure de saisir tout le déroulement de la pensée de Camus dans cet ouvrage, mais les quelques bribes saisies au vol me sont précieuses. Les envies de suivre le fil et de lire les auteurs cités (Sade, Lautréamont, Blake, Lermontov, Dostoïevski, Nietzsche, Char, Barrès…) sont pressantes… et stimulantes !
Challenges concernés
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