André Dhôtel, Le pays où l’on n’arrive jamais (1955)

Par Ellettres @Ellettres

« – Il cherche son pays, à ce que disent les gens.

– Son pays ? Quel pays ?

– Voilà ce qu’il faudrait savoir, mademoiselle Fernande. S’il cherche son pays, c’est que là où il était, il n’était pas chez lui, et, de toute façon, c’est une histoire bizarre.

– Monsieur Aurélien, répliqua la servante, lorsqu’on cherche un pays on le trouve, et on sait dire au moins de quel pays il s’agit. Moi, je suis native de Saint-Omer… » (p. 26)

Ce livre, je ne me rappelais plus si je l’avais lu. Il restait au fond de moi comme un sédiment au fond de la mer, un coquillage brillant qui a refait surface un jour devant un rayon de librairie, quand le nom « André Dhôtel » et le souvenir qui lui était attaché, une aura de mystère, se sont imposés à moi. Je me souvenais que ma mère m’avait parlé de ce livre quand j’étais enfant. Du coup je croyais avoir déjà lu Le pays où l’on n’arrive jamais sans en avoir aucun souvenir précis pourtant. Je me suis donc tournée vers d’autres titres les uns après les autres : L’honorable Monsieur Jacques (un pur chef d’oeuvre, le premier que j’ai lu et mon préféré à ce jour, Souram en parle ici), Les disparus (fin et subtil), Bernard le Paresseux (simple et émouvant) et le recueil de nouvelles Idylles (un petit bijou de drôlerie et de finesse).

André Dhôtel est un auteur un peu oublié, souvent je le cherche en vain dans les rayons des libraires, mais il vaut franchement le détour, voire le séjour d’hôtel (je sais, elle est navrante, mais je n’ai pas pu m’empêcher de la faire, celle-là !)

André Dhôtel interprété par Jean Dubuffet (1947)

… Et ce à quoi il ressemblait en vrai.

Finalement j’ai voulu revenir à ce titre qui a fait toute la renommée de l’auteur. Ou plutôt, je l’ai trouvé dans la vieille édition de la bibliothèque verte, au fond d’une caisse d’un vide-grenier (Vous aurez compris que je fais le tour des vide-greniers ! Je ne suis pas une as de la chine, les vieilleries poussiéreuses bien souvent me rebutent ou m’interloquent, mais pour ce qui est des livres des mythiques collections verte et rose, je suis une bonne cliente ! J’en reparlerai).

Eh bien figurez-vous que je ne l’avais jamais lu ! C’est drôle quand même, les dédales de la mémoire… Peut-on se souvenir d’un livre qu’on a jamais lu ? C’est comme si Proust se souvenait d’une madeleine qu’il n’avait jamais mangée ! Mais ça me plaît, cette lecture manquée à deux temps, parce que ça correspond tellement à l’esprit des romans de Dhôtel, justement. Le pays où l’on n’arrive jamais, c’est peut-être l’immense champ de la mémoire, avec ses terra incognita, ses reliefs, ses dépressions, une topographie que Dhôtel excelle à décrire dans le cadre naturel des Ardennes…

Ne vous fiez pas à sa parution dans une édition jeunesse. En fait il a reçu le prix Femina à sa sortie. A l’époque, les éditeurs prenaient au sérieux les enfants en leur proposant des textes d’une grande qualité, lisibles aussi bien par eux que par des adultes. D’ailleurs, la prose dhôtelienne est faussement simple : on croit assister à une banale aventure-fugue d’adolescents, mais derrière se pose la question de la liberté de choisir qui l’on est par rapport au monde.

Gaspard Fontarelle est un jeune garçon de 17 ans un peu délaissé par les siens au village de Lominval dans les Ardennes. Cantonné à un travail de forçat à l’hôtel dirigé par sa tante, Mlle Berlicaud, il aime flâner dans les environs du village et les jardins des habitants, le seul horizon géographique qu’il connaisse. Un jour il surprend un communiqué radiophonique émanant d’une maison voisine. Un enfant d’une quinzaine d’années aurait fugué de la maison familiale en Belgique, la gendarmerie est à ses trousses, il serait dans les parages. Juste après, Gaspard tombe nez à nez avec un enfant aux yeux magnifiques, à la longue chevelure et aux vêtements déchirés, correspondant en tous points au portrait détaillé dans le communiqué. Leurs regards se croisent, juste avant que l’enfant ne soit appréhendé par le garde champêtre. L’enfant est enfermé dans la plus haute chambre de l’hôtel de Mlle Berlicaud, mais Gaspard, sans le connaître, l’aide à fuir. L’enfant lui confie « rechercher son pays ». Mais quel pays ? Un pays où les bouleaux et les chênes côtoient les palmiers et la mer. Peu de temps après, Gaspard fuit lui-même Lominval sans vraiment le vouloir consciemment, sur le dos d’un cheval pie providentiel qui semble savoir où il l’emmène. Après quelques aléas, il retrouve l’enfant à Anvers… pour être embarqué vers de nouvelles aventures.

Pour tout dire, j’ai moins ressenti de choc amoureux pour ce roman que pour les autres. (J’en attendais peut-être trop). Le talent d’insérer du merveilleux dans le quotidien et les détails les plus banals, qui enchante toutes les autres œuvres que j’ai lues de lui, est encore embryonnaire dans ce roman. Mais on retrouve les grands traits dhôteliens que j’aime tant :

– La description de la flore et de la topographie de son « plat » pays d’une précision toute poétique : on serpente parmi les futaies, les prairies, les graminées, les trouées, les fourrés de troènes, les ormaies, les taillis, les talus, les clairières semées de campanules et les sous-bois marécageux… Dhôtel, c’est le « nature writing » avant l’heure.

– Des héros au cœur simple comme je les aime, mais toujours un peu inadaptés au monde qui les entoure, des citoyens de l’imaginaire : Gaspard provoque des catastrophes sans le vouloir et de ce fait est marginalisé dans son village, le fugueur cherche le pays auquel il appartient, à l’encontre des rêves de gloire mondaine que son mentor nourrit pour lui… Ce sont des elfes perdus dans le monde moderne, entre les mille forêts des Ardennes, les sentiers buissonniers, les usines et les beffrois, les yachts transatlantiques. Mais évidemment, ça n’a rien à voir avec de la fantasy, car les détails les plus prosaïques enchâssent la narration. On pourrait peut-être le rapprocher du courant du « réalisme magique » de la littérature latino-américaine, un terme créé sur mesure pour Gabriel Garcia Marquez. Mais non, c’est moins flamboyant que ça, tout en pastels et demi-teintes.

– On touche presque à la psychanalyse : une fois que Gaspard sort de son village, et entreprend la mission pour laquelle il se sent appelé, il ne commet plus de catastrophes mais il provoque le destin par des actions qui touchent leur but. C’est un pro du kairos, de la destruction créatrice.

– Il y a toujours une nostalgie du pays perdu, du jardin d’Eden chez Dhôtel, un attrait pour ce qui est caché, oublié, des lieux sublimés que ses personnages recherchent avec passion à travers la « forêt de signes » du monde qui les entoure. En fait, c’est un roman symboliste. Mais ce pays perdu se confond avec l’histoire la plus concrète puisque sa trace a été perdue dans les affres de la Seconde Guerre mondiale. C’est pourquoi je rapprochais Dhôtel de Modiano.

– Dans son style il fait un peu (légèrement) penser aux romans scouts de la collection « Signe de Piste » notamment La forêt qui n’en finit pas de Jean-Louis Foncine, un roman où les héroïnes sont des filles (pour une fois) et qui se déroule à peu près au même endroit. La différence, c’est que le roman de Dhôtel a plusieurs niveaux de lecture.

J’ai été moins happée par ce roman que par les précédents, comme vous l’aurez compris, car ce que je préfère ce sont ses romans qui se déroulent tout entiers dans un cadre géographique restreint (les Ardennes, les Alpes…). Ici on touche encore un peu au roman d’aventures pour ados (d’où la reprise du texte dans la collection verte) puisque nos héros vont jusqu’aux Caraïbes et certains détails sont franchement fantaisistes.

Mais je vous engage, je vous enjoins, je vous adjure : filez découvrir Dhôtel !

Edit : on peut en savoir plus sur lui grâce l’association des amis d’André Dhôtel : andredhotel.org

Ce roman est le premier lu de ma liste d’été dans le cadre du challenge « Destination PAL » chez Lili Galipette.