Un insider raconte: comment l'Europe a étranglé la Grèce

Publié le 08 juillet 2015 par Blanchemanche

#Grèce#FMI#Syriza#BCE #UE #Syrizexit
07 JUILLET 2015 |  PAR CHRISTIAN SALMON
Quelques jours avant le référendum, un conseiller important du gouvernement grec, au cœur des négociations avec Bruxelles, a reçu Mediapart. Il raconte les cinq mois du gouvernement de Syriza, les discussions avec les Européens, la situation catastrophique de la Grèce. Il détaille surtout la stratégie d'étouffement mise en place méthodiquement par l'Eurogroupe et l'asphyxie financière qui a détruit l'économie grecque. Voici le texte de cet entretien au long cours.
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Athènes, de notre envoyé spécial.- Quelques jours avant le référendum, un conseiller du gouvernement a reçu plusieurs journalistes français, dont Christian Salmon pour Mediapart (lire notre boîte noire). Il leur a raconté les cinq mois du gouvernement de Syriza, les discussions avec les Européens, la situation catastrophique de la Grèce. Notre interlocuteur était durant tout ce temps au cœur de la machine ministérielle en charge des négociations avec l'Union européenne. Il n'est pas tendre avec les institutions, décrit une stratégie délibérée d'étouffement menée par les institutions européennes, mais juge aussi sévèrement certaines décisions du gouvernement grec. Voici son récit au long cours. (traduction Martine Orange)
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Depuis le début, je n’étais pas d’accord sur la façon dont nous avons négocié avec les Européens. Le gouvernement grec a eu des discussions, des arrangements sur la politique budgétaire, sur les conditionnalités, etc. Mais dans ces discussions, c’était toujours le gouvernement qui faisait les concessions, qui se rapprochait de la Troïka, sans qu’eux [les Européens] ne fassent le moindre mouvement vers nous. Ils n’ont jamais discuté de la dette : la restructuration de la dette, sa soutenabilité. Ils n’ont jamais discuté des financements : est-ce que la BCE allait lever toutes ses restrictions ? Dans quelles limites les banques allaient-elles pouvoir emprunter, et l’État emprunter aux banques ?
Parce que nous ne pouvons rien emprunter. Nous pouvions le faire jusqu’en février. Nous pouvions encore émettre des billets de trésorerie. Des titres à court terme, des obligations à taux fixe à trois mois, la plupart à un an. Mais ce gouvernement n’a jamais été autorisé à utiliser de tels instruments. À son arrivée, c’était fini. La BCE a dit « plus de billets de trésorerie » (voir La BCE lance un coup d’État financier).
Alors, l’État ne pouvait plus emprunter auprès des banques. Aussi, à partir de mars, nous avons commencé à économiser tout ce que nous avons pu dans les dépenses de l’État. Nous avons regroupé toutes les réserves d’argent des différentes branches, des agences, des autorités locales pour payer le FMI. Nous avions un problème avec les finances publiques, avec l’excédent primaire, nous ne pouvions pas payer le FMI, alors nous avons dû gratter partout. Cela a conduit à une réduction interne de la liquidité en cash. Les banques, les entreprises exportatrices, les entreprises manufacturières ne pouvaient plus emprunter. Les gens ne pouvaient plus payer leurs dettes. Ils ne pouvaient plus obtenir la moindre extension de crédits. Le système de crédit a commencé à ne plus fonctionner, à se désintégrer.
Bien sûr, les banques avaient des réserves de sécurité. Mais quand ils sont arrivés au point de décider que les banques ne pouvaient même pas accéder aux fonds d’urgence de liquidité[emergency liquidity assistance, ELA], les banques ont dû fermer, parce qu’elles ne pouvaient pas épuiser leurs réserves.
Les entreprises qui ne versent pas les salaires sur des comptes bancaires ne peuvent pas payer leurs salariés en cash. Et il y en a beaucoup. Elles disent : « Nous n’avons aucun chiffre d’affaires, alors je vous verse 500 euros au lieu de 800. Nous verrons ce qui arrive après la réouverture des banques. »Nous sommes dans une situation qui, d’escalade en escalade, se transforme en réaction en chaîne, une sorte de lente panique bancaire et d’effondrement. C’est une sorte d’infarctus, si vous voyez la liquidité comme le sang de l’économie. Le week-end dernier, quand la BCE a tout arrêté, nous avons eu une crise cardiaque. Maintenant nous en avons les contrecoups. Différents organes sont paralysés. Certains ont arrêté de fonctionner, d’autres essaient mais n’ont pas assez de sang.
Varoufakis n’est pas dans la norme

Le Néerlandais Jeroen Dijsselbloem (de dos) et le Grec Yanis Varoufakis, en février à Athènes. © Reuters.
Les gens se demandent pourquoi Yanis Varoufakis est si impopulaire au sein de l’Eurogroupe, pourquoi ils ne l’aiment pas… Beaucoup de gens disent qu’il semble toujours leur faire la leçon, qu’il paraît arrogant. Mais je pense que ces personnes, spécialement les politiques dans l’Eurogroupe, les autres ministres, ont vu un personnage très différent de tous ceux qu’ils ont pu rencontrer dans leur cercle, différent des autres élus dans le cadre d’un processus politique normal. Et c’est vrai, non ?
Vous avez un homme qui a sa propre manière de s’habiller [référence à ses blousons en cuir et à son absence de cravate – ndlr]. Il est très sûr de lui et en même temps il est très amical, très ouvert, très honnête. Quand vous lui posez une question, il ne tourne pas autour du pot, il ne change pas de sujet. Et cela crée une difficulté, à la fois pour les politiques, les journalistes et les médias. Rien que ces deux faits montrent que Varoufakis n’est pas dans la norme : il n’est pas convenable, aux yeux des autres. En même temps, c’est une célébrité et il suscite des avis très tranchés : soit vous l’aimez, soit vous le détestez.
Il y a une panique face à l'idée que même si les banques rouvrent, elles devront être recapitalisées
Normalement, la liquidité sur le marché, l’argent [en numéraire – ndlr] qui circule, se situe autour de 10 milliards d’euros. Maintenant, avec ce qui est arrivé, les gens gardent leur argent sous leur matelas, et la liquidité est autour de 50 milliards d’euros. 50 milliards d’euros en numéraire sont en circulation et la BCE a tout arrêté.
Les gens qui ont sur leur compte 20 000, 30 000, 40 000 euros, peuvent seulement tirer 60 euros par jour. Si vous avez plusieurs comptes, vous pouvez tirer plus. Mais que se passe-t-il pour les gens qui n’ont pas d’épargne, qui vivent de leur seul salaire ? À la fin de chaque mois, ils sont fauchés jusqu’à ce que le chèque arrive. Et soudain, ils ne peuvent obtenir que 60 euros.
C’est la fin du mois. C’est le moment où les gens sont payés. Ils font la queue devant les distributeurs et ils ont peur. Parce que les 60 euros sont devenus 50. Car les banques sont à court de billets de 20 euros. Alors depuis hier [2 juillet – ndlr], elles donnent seulement 50 euros. Seules les petites banques comme les banques postales, parce qu’elles ont moins de clients, peuvent encore accorder 60 euros par retrait. Mais les quatre grandes banques (National, Pireaus, Alpha et Eurobank) sont à court de billets de 20 euros. Alors, elles donnent des billets de 50 euros. De 60 euros, c’est tombé à 50.
Les réserves qu’elles avaient sont en train de s’épuiser. Si tout le monde retire 60 euros, va arriver le moment où les banques n’auront plus du tout de monnaie. Et c’est là que le problème commence. Dans ce cas, si nous n’avons pas accès aux fonds d’urgence de la BCE, nous n’aurons pas d’autre option que d’émettre une sorte de monnaie parallèle.
Livraison d'argent dans une banque d'Athènes, dimanche 28 juin. © Reuters.
Ce serait la fin de l’économie. Il y a déjà la peur. Il y a une panique face à l'idée que même si les banques rouvrent, elles auront besoin d’être recapitalisées. Jusqu’à maintenant, elles étaient solvables. Mais si elles pouvaient avoir recours aux fonds d’urgence, elles auraient dû aussi être autorisées à emprunter directement auprès de la BCE. Mais la BCE a dit « non, à partir de maintenant, nous n’acceptons plus votre collatéral [titres mis en dépôt de garantie quand les banques se refinancent directement auprès de la Banque centrale – ndlr]. Vous devez emprunter plus cher auprès des fonds ELA ». C’est une de ces limitations qui frappent les banques. Mais si elles n’ont plus de réserves, l’État devra payer 40 milliards pour reconstituer le capital que les banques ont perdu après la restructuration [intervenue en 2012 – ndlr] sur les vieilles obligations grecques.
Ces 40 milliards, c'est une partie du second programme de sauvetage de 2012 – signé après la restructuration de la dette privée (voir Grèce : les banques se sauvent, le désastre est toujours là) –, qui était d’environ 170 milliards, dont 50 milliards pour la recapitalisation des banques.
Mais il y a un autre problème. Dans le cadre de ce plan, les fonds publics (caisses de retraite, fonds de sécurité sociale, etc.) ont subi des pertes presque aussi importantes que les banques, si ce n’est plus, qui ont touché leurs réserves. Parce qu’ils ont été forcés, selon la loi, d’apporter leurs réserves à la banque centrale de Grèce et que la Banque centrale avait le droit d’utiliser ces fonds pour acheter des obligations en leur nom.
Pour moi, cela a été un énorme scandale. Il semble que beaucoup d’hommes politiques, des banquiers, de nombreuses personnes averties, qui détenaient des obligations qu’ils avaient achetées à 20 % de leur valeur nominale, sont allés les apporter à la banque de Grèce. Et celle-ci les a remboursés sur la base de 100 % de la valeur. Ils ont eu leur argent et tout le fardeau de la décote a été transféré au public.
Ces fonds ont été forcés d’utiliser leurs réserves pour acheter les obligations d’État qui avaient perdu 70 % de leur valeur. Ces fonds, les fonds de retraite, sont confrontés aujourd’hui à un problème plus grave que les banques. Les fonds de retraite doivent planifier sur 15 à 20 ans pour être capables de payer les retraites, alors que la population âgée augmente et que la population active diminue. Ils doivent aussi verser les allocations chômage, etc. Aussi, tous ces verrous de dette reviennent à la surface en même temps.
Dès la fin février, en tout cas au milieu du mois de mars, il était évident que les créanciers n’allaient pas respecter l’accord du 20 février, qui prévoyait que la Grèce propose ses réformes et que la Troïka – les Institutions comme on les appelle maintenant – les évalue et donne son accord. Rien ne s’est passé comme cela.
Les Institutions ont constamment rejeté toutes les propositions de réforme sans les regarder. Varoufakis leur disait : « Laissez-nous compléter quatre ou cinq réformes sur lesquelles nous sommes tous d’accord et que nous considérons comme nécessaires, laissez-nous les mettre en œuvre et vous pourrez les évaluer et donner une appréciation. » Ils ont tout refusé en disant : « Non, non, nous avons besoin d’un accord-cadre global avant que vous lanciez ces réformes. Si vous mettez en œuvre ces réformes, ce sera une action unilatérale. Nous ne les avons pas encore approuvées – OK, nous sommes d’accord – mais nous n’avons pas encore arrêté l’excédent primaire budgétaire. »
Nous étions dans l’incapacité de faire quoi que ce soit. Dans le même temps, ils voulaient voir nos livres, les comptes des finances publiques au ministère des finances, ceux de la banque centrale, parce qu’ils n’avaient pas confiance dans nos chiffres. Varoufakis leur disait : « Revenons à l’accord du 20 février. Vous vous êtes engagés à ne plus superviser l’économie grecque. Et vous ne nous aidez pas à assurer la viabilité de l’économie afin de retrouver progressivement la croissance. C’était l’objectif de l’accord du 20 février, une extension du programme [d’aide] existant. Nous amendons, évaluons, complétons le programme au cours de ces quatre mois. Le 30 juin, le programme est fini. » Mais ils ont débranché les banques. Le 30 juin, le programme s’est arrêté. Et nous ne sommes plus dans aucun programme.
Et tout cet argent qu’ils nous doivent ! Environ 17 milliards d’euros, dont 10 milliards dans le cadre du fonds de stabilité financière qui, selon l’accord du 20 février, devaient nous être reversés. Nous n’avons pas reçu un centime depuis juin de l’an dernier. Depuis douze mois nous avons payé environ 10 milliards à nos créanciers, en tirant sur nos seules ressources, sans recevoir un seul euro de leur part, alors qu’ils avaient accepté de les donner, sous conditions bien sûr.
Une torture financière et budgétaire
Tous les prêts que nous avons reçus – 240-250 milliards – sont allés au service de la dette, et sont donc revenus aux créanciers. Le premier plan de sauvetage a été un sauvetage des banques et un transfert vers l’État. Nous n’avons reçu aucune aide financière pour les payer. Nous ne pouvions pas emprunter à court terme. Nous ne pouvions prendre aucune mesure pour améliorer la liquidité de l’économie : la BCE a imposé des restrictions, les unes après les autres. C’est ce que j’appelle depuis le début l’étranglement par le crédit.
À la mi-mars, certaines sources bruxelloises ont dit : « Oui, les Institutions (BCE, FMI, Commission) utilisent le crédit pour vous asphyxier, afin de forcer le gouvernement à se soumettre et à accepter les réformes. Faites-le vite. » Pour moi, c’était admettre qu’ils utilisaient le pire des moyens de chantage économique contre le pays. La pire des sanctions économiques. Voyez comment ça s’est passé en Irak ; au lieu d’imposer un embargo commercial, les Américains auraient pu dire : « Nous coupons tous vos actifs, vos banques n’ont plus d’argent, plus de dollars, plus rien, vous ne devez compter que sur les seuls billets de banque, vous allez avoir des restrictions. » Mais ils n’ont pas fait cela en Irak. Il y a eu un embargo commercial, pas une asphyxie organisée financière ou du crédit. Parce qu’à un moment, graduellement, c’est la mort. On ne peut survivre à un tel traitement très longtemps. Varoufakis a appelé cela le supplice de la baignoire (waterboard). Une torture financière et budgétaire.
J’ai dit à Varoufakis : « Nous devons faire savoir qu’ils sont en train de commettre un crime équivalent à un crime contre l’humanité. Toute l’économie du pays est détruite. Les gens sont pauvres et sans logis, y compris les enfants. C’est cela la situation. Ces faits ont été conduits de façon intensive pour conduire à une forme de chantage qui est un crime par rapport aux lois internationales, aux traités européens. Nous ne pouvons continuer comme cela car cela reviendrait à ce que nous légitimions ce crime. » Pour moi, c’est abominable. Ce n’est pas une négociation, c’est un acte de torture, comme s’ils nous demandaient de donner les noms des partisans.
Malheureusement, Varoufakis croit encore, croit toujours qu’il peut les raisonner, les amener à négocier. La seule solution qu’il reste aux Institutions est de pousser la crise à son paroxysme, et après de décider. Décideront-ils ou non de mener l’économie grecque à l’effondrement ?
Le gouvernement pensait qu'aller jusqu’à l’effondrement de l’économie grecque provoquerait l’effondrement de l’économie mondiale. Cela ne s’est pas produit et j’en suis navré. J’ai suivi l’évolution de l’euro, comment il a réagi face à leurs expérimentations. Schäuble [ministre allemand des finances – ndlr] et Berlin sont intelligents. Ils ont alimenté artificiellement la crise : «Les Grecs ne sont pas coopératifs. Ils n’ont pas compris ce qu’il faut faire. Ils ne donnent aucun chiffre. » Or, au lieu de chuter, l’euro a monté. Cela a été pareil sur les marchés boursiers.
Ce n’est qu’au cours de la dernière semaine [avant le référendum – ndlr] que les responsables grecs ont pris la mesure de ce qui se passait. Varoufakis a fait plusieurs déclarations à ce sujet, disant que nous devions nous adresser à la Cour européenne de justice. Mais une fois que la crise a explosé, les arguments légaux ne sont plus d’aucun secours.
J’avais dit que Tsipras devait aller au parlement européen et révéler publiquement la façon dont ils étaient traités ces derniers mois, et pourquoi il refusait de mettre en œuvre ces mesures d’austérité, pourquoi il préférait perdre les élections que d’instaurer ces mesures. Chaque fois qu’ils ont essayé de mener des négociations politiques, ils se sont fait balader. Vingt fois avec Merkel, cinq fois avec Schäuble. Combien de réunions de l’Eurogroupe se sont terminées par« retournez vers les équipes techniques, retournez vers la Troïka » ? Les Grecs ont demandé une décision politique. Il leur a été répondu : « Notre décision politique est d’en référer aux équipes techniques. Vous ne pouvez avoir de décision politique sans une décision technique. »
À chaque étape, ils ont essayé de détruire le prestige qu’avait gagné le gouvernement grec au cours du premier mois de la négociation. À cette période, les Européens disaient : « C’est un nouvel espoir pour l’Europe, pour l’Allemagne, l’Espagne. Les Grecs nous montrent le chemin. » S’ils avaient dit d’emblée : « C’est fini. Nous n’acceptons plus de négocier », ce qu’ils ont dit indirectement à Dijsselbloem [ministre des finances des Pays-Bas, patron de l’Eurogroupe – ndlr]par exemple, cela aurait été clair. Nous serions allés au clash. Mais ils n’ont pas fait cela. Il y a eu un Eurogroupe, un autre Eurogroupe, des réunions de travail et encore et toujours des Eurogroupe… les Européens ont créé une foule de pseudo-négociations. Du temps perdu qui a été gagné de leur côté. Pendant tout ce temps, ils ont mené campagne contre Varoufakis, l’ont assassiné médiatiquement. Et lui continuait à négocier. Qu’espérait-il ?
"Non. Pour la démocratie et la dignité", dit l'affiche de Syriza © Amélie Poinssot
Nous en sommes là. Nous avons perdu tout appui économique pour trouver les termes d’un nouvel accord et perdu toute crédibilité pour les forcer à négocier avec nous. Le gouvernement Tsipras dit que quand ils nous ont présenté l’ultimatum, l’accord à prendre ou à laisser, celui-ci comportait des mesures pires que celles qu’ils avaient exigées du précédent gouvernement. L’aile droite du gouvernement, Tsipras et Varoufakis, se sont dit « soit nous allons au parlement avec la répétition du scénario chypriote : avec dans le week-end la BCE qui dit au parlement : "vous prenez des mesures ou lundi il n’y a plus de banque" ». Soit ils faisaient ce qu’ils ont fait, ce qui était le bon mouvement : ils allaient au référendum, ce qui impliquait qu’ils auraient à endurer ce qui s’est passé à Chypre pour une semaine.
Ils pensent que la situation rapprochera du terme d’un accord. Mais les Européens n’en ont rien à faire d’une crise mondiale ou européenne, ou même d’un effondrement. Oui, les bourses ont chuté, oui, il y a eu des fluctuations monétaires, la livre a monté. Mais à la fin, les Européens ne sont pas plus prêts à trouver un accord qu’auparavant.
Varoufakis et Tsipras disaient qu’en cas de victoire du non, leur position serait renforcée pour en finir avec ce type d’accord qui exclut une restructuration de la dette ou l’ajustement budgétaire. Car aujourd’hui les sommes dues par les Européens (17 milliards d’euros), plus 16 (ou 20 milliards) par le FMI sont perdues, le programme est fini. Et un nouvel accord est nécessaire. La première chose à faire est d’aller quémander des fonds d’urgence auprès de la BCE. Mais les Européens disent qu’ils ont besoin de retourner devant leur parlement, etc. Une recapitalisation (des banques) s’impose pourtant pour faire fonctionner à nouveau l’économie. C’est la condition première pour établir un nouveau programme.
Faire savoir au monde entier que l’Eurozone est en train de commettre un crime contre l’humanité
En même temps, même discuter d’un Grexit est problématique – c’est illégal puisqu’il n’existe aucune disposition dans les traités qui l’autorise –, mais les Européens n’ont pas osé utiliser cet argument. Il n’y a aucune garantie que la sortie de l’euro pour la Grèce puisse se faire de manière ordonnée, négociée, pacifique, plutôt que de façon désordonnée avec des gens courant dans les magasins pour faire des provisions. Si un processus de sortie de l’euro n’est pas mis en place, alors la sortie est une arme de destruction massive. Si vous menacez quelqu’un d’une sortie de l’euro, vous poussez aux limites la résistance du système bancaire, alors vous détruisez rapidement le système bancaire et après vous fouillez dans les ruines pour créer une nouvelle monnaie, qui prendra des mois avant d’apparaître.
Ils ont dit que ce serait destructeur et désastreux pour nous, comme cela l’est pour vous. D’abord, je ne suis pas d’accord avec cette position. C’est un chantage. Et cela permet aux autres de nous accuser de chantage. C’est ridicule d’accuser un pays détruit pendant cinq ans de chantage. C’est un mauvais argument. Le bon argument est que la sortie de la Grèce de l’euro, comme toutes les autres mesures que les Grecs ont subies, est illégale au regard de la loi internationale, des lois du travail, des traités européens, de la déclaration européenne des droits de l’homme, de la déclaration européenne du travail. Début 2014, le parlement européen avait commencé à attaquer la Troïka, en lui reprochant son illégalité, d’imposer des mesures qui détruisaient les droits de l’homme, les droits du travail… Mais nous avions un gouvernement qui ne voulait pas entendre parler de cela. Il préférait attaquer l’opposition plutôt que les créanciers. Il n’a pas vu que c’était l’arme la plus puissante que nous avions.
Alexis Tsipras arrive au palais présidentiel, lundi 6 juillet à Athènes. © Reuters
Quand vous êtes du côté des faibles, il n’y a que deux voies : l’une est celle de la loi – en appeler à la légitimité –, l’autre est celle de la vérité – qui est dans le vrai, qui est dans le faux dans ses arguments et au regard des droits de l’homme. Selon la loi, tous les hommes sont égaux. C’est le fondement de la démocratie représentative. Aussi, si vous en appelez à la Cour européenne de justice en disant « je ne suis pas traité équitablement en tant que membre de l’Union européenne, de l’Otan », ils ne peuvent ignorer votre cause.
Mais si vous empruntez la voie légale, cela peut être très long. Alors je ne pense pas à cela. Vous devez atteindre la délégitimation politique : faire savoir au monde entier que l’Eurozone est en train de commettre un crime contre l’humanité. Le prouver dans dix ans, cela m’indiffère. Mais si vous déposez votre dossier devant la Cour et que vous dites : « Jusqu’à ce vous ayez examiné le dossier, ces mesures doivent cesser »…
Aujourd’hui c’est trop tard. C’est une question d’hégémonie politique et idéologique. Au début, Varoufakis seul, avec ses arguments, a entrepris de renverser l’opinion publique en Europe et même en Allemagne. Les responsables de l’Eurogroupe ont riposté. Au début de février, Dijsselbloem a dit à Varoufakis : « Soit vous signez le mémorandum, soit votre économie va s’effondrer. Comment ? Nous allons faire tomber vos banques. » Le président de l’Eurogroupe a dit cela. Dans son dernier entretien à la télévision publique grecque, il y a deux jours, Yanis Varoufakis a expliqué : « Je n’ai pas dénoncé ces propos à l’époque parce que j’espérais que la raison prévaudrait dans les négociations. »
Alors pourquoi n'avons-nous pas été soutenus ? Tout simplement parce que l'Eurogroupe n’est pas un organe qui fonctionne de façon démocratique. Ils [le gouvernement grec] l’ont découvert à nouveau trop tard quand les Européens ont voulu exclure Varoufakis après l’annonce du référendum. Il y avait une volonté d’humiliation. Varoufakis a demandé : « Qui a décidé cela ? »Dijsselbloem lui a répondu : « J’ai décidé. » N’y aurait-il pas dû y avoir un vote ? Cette décision n’aurait-elle pas dû être prise à l’unanimité ? Dans un fonctionnement normal, bien sûr. Mais à l’Eurogroupe, ce n’est pas nécessaire, parce qu’il n’y a aucun compte-rendu écrit. Aussi, il n’y a rien de formel. Quand un responsable sort de l’Eurogroupe, il peut raconter ce qu’il veut. Personne ne peut dire : « Avez-vous vraiment dit cela ? Regardons le compte-rendu. » Il n’y a pas de minutes des débats.
Varoufakis a dit qu’il avait enregistré les réunions, parce qu’il devait rapporter au premier ministre et aux autres membres du gouvernement ce qu’il s’y disait. Les autres ont crié. Il a décrit des incidents qui prouvent que l’Eurozone est totalement non démocratique, presque néofasciste. Trop discuter avec Schäuble peut être dangereux, parce que vous risquez de ne pas obtenir les financements. Les banques allemandes veulent leur argent. C’est une organisation où vous ne pouvez pas faire entendre votre voix. Personne d’autre que Varoufakis n'a parlé ouvertement. Schäuble a dit : « Combien voulez-vous pour quitter l’euro ? » Il ne veut pas de la Grèce dans l’euro. Il a été le premier à parler de la sortie de la Grèce en 2011.
Nous sommes partis à la bataille en pensant que nous avions les mêmes armes qu’eux. Nous avons sous-estimé leur pouvoir. C’est un pouvoir qui s’inscrit dans une vraie fabrique de société, dans la façon de penser des gens. Il se fonde sur le contrôle et le chantage. Nous avons très peu de leviers face à lui. L’édifice européen est kafkaïen.

Cet entretien a été réalisé quelques jours avant le référendum dans le cadre d’une enquête menée par Christian Salmon, envoyé spécial de Mediapart, conjointement avec Maria Malagardis et Fabien Perrier envoyée spéciale et correspondant de Libération. À la suite d’une demande d’interview que Christian Salmon avait adressée à un ministre du gouvernement, il a été contacté par un de ses conseillers qui a proposé un rendez-vous pour le soir même. À la terrasse d’un café situé au fond d’un passage près de la place Syntagma, le conseiller du gouvernement a raconté pendant près de deux heures les cinq mois du gouvernement, ses erreurs tactiques, les discussions avec les Européens, la situation catastrophique de la Grèce. Le conseiller grec interrogé dans cet article n'a accepté de donner cet entretien qu'à la condition que son anonymat soit respecté. 
http://www.mediapart.fr/article/offert/8e54f7acc62d2d826c0fc2cf306a234d