Joachim Rodriguez.
Mur de Huy (Belgique), envoyé spécial. Un parfum de souvenirs ensuqués d’éblouissements, comme si nous agitions sans relâche nos yeux d’hier et d’avant-hier sur des lieux qui nous hantent, tels des fantômes taillés dans la pierre. Le Tour reste un exercice de visitation de la passion référencée par les lieux, particulièrement quand il honore les théâtres historiques du cyclisme, absorbé dans la tautologie topographique qui glorifie, presque autant que les coureurs, les valeurs du sol et de l’enracinement. Bienvenu sur les hauteurs de Huy, son fort, ses bateaux de croisière sur la Meuse encanaillée, ses musées et ses dernières bigotes vêtues de noir qu’honorent une fois l’an les héros de la Petite Reine lors d’une des deux classiques ardennaises, la Flèche Wallonne. Ici, les amoureux du genre en appellent au vélo comme patrimoine, comme valeur immanente qui réunifie l’espace et le temps. De quoi alimenter ce que l’amour a oublié dans l’amour. Le pèlerinage. La redécouverte.Cela faisait quelques années que le chronicœur n’avait pas arpenté le célèbre mur de Huy, «chemin des Chapelles» de son nom d’origine. Le tertre de pavés, qui serpente sur 1,3 km à 9,6% de moyenne, dispose à lui seul d’une mémoire ancestrale. Un véritable chemin de croix dominant la plaine de la Sarte. Aussi, lorsque les coureurs ont déboulé dans la principale difficulté du jour, classée en troisième catégorie, le culte à Notre-Dame de la Sarte, dressée fièrement au sommet avec une vue imprenable sur la province de Liège, avait comme un goût de rédemption après une journée agitée. Il était 17 h 27 à l’horloge du Tour quand l’avant-garde du peloton s’y rua à perdre haleine, plus électrique et dépenaillé que jamais. Se livrant aux tortures de plus en plus désordonnées de ses efforts, l’Espagnol Joaquim Rodriguez (Katusha) se montra irrésistible pour la victoire d’étape, embarquant dans sa roue l’Anglais Chris Froome (Sky). Ce dernier réalise la bonne opération. Il s’empare du maillot jaune et distance de quelques secondes ses principaux adversaires, Nibali, Quintana, Contador, et surtout le Français Thibaut Pinot (FdJ), qui rend plus de 1’32’’. À croire que lui aussi avait encore la tête ailleurs… Après l’étape dantesque de la veille dans les polders néerlandais, à batailler avec Éole déchaîné, et avant l’arrivée sur les pavés du Nord ce mardi, où une forme de «rien ne va plus» pourrait s’inviter sous les roues, beaucoup de directeurs sportifs s’interrogeaient sur l’extrême difficulté de cette édition, pour ne pas dire sa dangerosité. Marc Madiot (FdJ) évoquait des «limites» déjà dépassées, quant d’autres affirmaient en coulisses que l’accumulation d’étapes nerveuses confine au «spectacle pour le spectacle». L’énorme chute – l’une des plus impressionnantes jamais vues ces dernières années – intervenue à 60 kilomètres du but plaidera en leur faveur.
Lancés à pleine vitesse, une trentaine de coureurs mortifiés vinrent s’empiler en accordéon sur le bas-côté, dont certains dans un poteau électrique, comme l’aurait fait un train fou en bout de quai. Dégâts humains considérables. Quatre abandons au moins (les Néerlandais Tom Dumoulin et Laurens Ten Dam, l’Australien Simon Gerrans et le Français William Bonnet). Un porteur du maillot jaune, Fabian Cancellara, passablement amoché. Beaucoup de sang et de très nombreux squelettes meurtris. Pour longtemps. Autour d’eux, le paysage avait des airs de défaite et tous s’installèrent dans ces petits dodelinements anxieux qui signent l’importance d’un moment rare, celui où les corps s’effacent derrière l’émotion. La peur collective fut telle que Christian Prudhomme, le patron du Tour, visiblement pris de panique par l’ampleur et la violence de la scène vécue en mondovision, crut bon de neutraliser temporairement l’étape. Une décision rarissime – habituellement l’apanage des coureurs eux-mêmes – dont nous n’avons pas fini de parler. Depuis quand les chutes ne font plus partie de la course? Il faudra du temps et bien des arguments pour se convaincre de la nécessité de ce choix. Le Tour vient de changer d’époque, ses dirigeants réécrivent le monde de la compétition dans ses excès. Ignorent-ils que la grandeur de la Grande Boucle se niche dans l’exceptionnalité des circonstances, ce qui explique, à l’ère du numérique, pourquoi des hommes pédalant parviennent encore à déplacer les foules et à occuper nos après-midi d’été. Le sport cycliste reste un sport d’individus, oniriques quand ils tutoient l’âme humaine dans ses tourments. Il y a des héros et des victimes. Des souvenirs et des lieux. Parfois même des chemins de croix. [ARTICLE publié dans l'Humanité du 7 juillet 2015.]