Dans le cadre de son cycle de conférences sur “les pratiques des lecteurs”, Babelio a présenté le 29 juin dernier une nouvelle étude sur un type de lecteur bien particulier, l’amateur de littératures de l’imaginaire. Comment choisit-il ses lectures ? Qui sont ses prescripteurs ? Quelle image véhicule ce genre auprès des lecteurs ?
Pour tenter de répondre à ces questions et décrire ce lecteur du troisième type, Babelio a mené une enquête du 1er au 16 juin 2015 auprès de 3 717 personnes au sein de sa base de donnée utilisateurs, ce qui constitue un chiffre record dans le cadre des sondages menés jusqu’ici auprès de la communauté.
Trois intervenants étaient présents afin de partager leurs réactions face aux résultats de cette enquête : Stéphane Marsan, directeur éditorial de chez Bragelonne, Charlotte Volper, éditrice chez ActuSF et Florence Lottin, directrice éditoriale chez Pygmalion. Le débat a été animé par Guillaume Teisseire, co-fondateur de Babelio, à la suite de la présentation de l’étude faite par Octavia Tapsanji, responsable des relations éditeurs de Babelio.
Rencontre avec les lecteurs du troisième type
De style protéiforme, les littératures de l’imaginaire réunissent plusieurs genres, le fantastique, la fantasy et la science fiction, ainsi que leurs sous-genres, parmi lesquels l’uchronie, le steampunk, le space-opera, l’urban fantasy, la dystopie et la bit-lit. Jadis assimilés à des romans de mauvais genre, les littératures de l’imaginaire se sont aujourd’hui émancipées à la faveur des grosses productions littéraires et cinématographiques touchant dès lors un public élargi. En revanche, ces genres demeurent très discrets dans les librairies et peinent à s’imposer aux non-lecteurs de genre. D’origine anglo-saxonne, ces littératures de l’imaginaire ont dû attendre les années 1980 et l’apparition d’une collection Fantasy chez PocketSF pour s’introduire sur le marché français. Véritable défi pour les maisons d’édition, ces littératures questionnent beaucoup les éditeurs et c’est pourquoi Babelio a tenté d’en savoir davantage sur le profil de ces lecteurs de l’imaginaire.
Parallèlement à ce que l’on a pu constater au cours de nos derniers sondages, le lecteur imaginaire Babelio est à plus de 80% une lectrice, et même une très grande lectrice puisque 96% des interrogés ont confié lire plus d’un livre par mois, une moyenne bien plus élevée que la moyenne globale française. Cette grande lectrice est également jeune, la moyenne d’âge des lecteurs se situant entre 25 et 34 ans, légèrement inférieure à la moyenne des utilisateurs de Babelio. De plus, les lecteurs sont près de 70% à préférer lire les sagas que les recueils de nouvelles, privilégiées par seulement 20.5% des lecteurs de l’imaginaire. Enfin, ce sont des lecteurs avertis qui disent faire la distinction entre les sous-genres de l’imaginaire, et ce à plus de 63.6%.
Florence Lottin ouvre la discussion après l’exposé des premiers chiffres, pour confirmer que l’étude la conforte dans ses positions actuelles. Le profil du lecteur imaginaire Babelio n’est en effet pas différent de celui avec qui travaille chaque jour l’éditrice. Elle précise cependant que le genre imaginaire est aujourd’hui très fortement marqué par les parutions des dernières années et qu’il faut savoir en tenir compte.
Stéphane Marsan rebondit sur cette intervention pour souligner l’absence totale de la mention de la plupart des sous-genres de l’imaginaire en librairie, alors même que les lecteurs sont capables de les différencier selon l’étude. Pour lui, c’est une conséquence de ces grandes parutions qu’évoquait Florence Lottin un peu plus tôt. Le mélange entre le Young Adult et la science fiction par exemple est presque un lieu commun aujourd’hui dans les commerces, alors que les deux genres sont hautement différenciables. Au contraire, les lecteurs de Babelio, au travers de l’étude, ont confié maîtriser les différences entre les sous-genres, ce qui n’a pas manqué de surprendre les éditeurs présents autour de la table.
Pénétrer dans l’imaginaire : le cas du cinéma
L’étude a pu montrer que le cinéma constitue un excellent point d’entrée pour les littératures de l’imaginaire puisque 60% des interrogés disent avoir découvert des oeuvres littéraires suite au visionnage de leur adaptation à l’écran . Parmi les adaptations les plus citées on retrouve en tête et sans surprise, Le Seigneur des anneaux, Hunger Games, Harry Potter, Le Trône de fer ou encore Divergent. Stéphane Marsan rouvre la discussion sur ce point, hautement surpris par ce chiffre, trop important selon lui. En effet, il considère que si le marché de l’imaginaire avait bénéficié d’un aussi haut taux de récupération, sa santé ne serait pas celle qu’on lui connaît aujourd’hui. Il ne nie en aucun cas l’existence d’un bon taux d’absorption mais avoue ne pas avoir imaginé l’ampleur de ce phénomène.
Charlotte Volper rajoute que la plupart des titres bénéficiant d’une adaptation à l’écran réalisent déjà des ventes conséquentes en amont et que le cinéma permet justement d’apporter un nouveau public à ces ouvrages. Elle précise que les adaptations ne permettent cependant pas d’attirer les lecteurs vers les autres titres d’un auteur, s’appuyant sur l’exemple du Trône de Fer de G. RR Martins qui reste le seul titre de l’auteur à réaliser des ventes très importantes.
Le danger de ces sagas qui soulèvent l’engouement de générations entières comme Harry Potter ou Twilight sont selon elle une véritable menace pour les auteurs. Elle mentionne à ce titre le monde du cinéma ou de la musique, au sein desquels les petites productions, complètement écrasées par quelques superproductions, peinent à bénéficier d’une visibilité digne de ce nom. La librairie est à ses yeux l’endroit où les productions de toutes tailles doivent pouvoir trouver leur place. Le débat s’oriente alors naturellement vers la question de la prescription.
La librairie, les grands absents de l’imaginaire
Plusieurs motivations amènent les lecteurs vers les littératures de l’imaginaire et le sondage a permis d’en identifier cinq majoritaires dont l’envie de se détacher du réel, les conseils des proches, l’envie de découverte d’un nouveau genre, la prolongation d’une passion contractée à l’enfance et enfin la lecture des classiques du genre en tant que valeur sûre d’une oeuvre de qualité.
Ce qui saute aux yeux de Stéphane Marsan, c’est l’absence de la librairie dans ce panel de réponses. Il affirme que malheureusement, les librairies sont très peu influentes, ce que l’étude confirme. Selon lui, l’un des éléments explicatifs de ce phénomène est la sous représentation du genre chez les libraires, marquant un fort décalage entre l’appétence des lecteurs envers ce genre et sa représentation en librairie.
Guillaume Teisseire remarque de son côté que pour la première fois les interrogés ont cité Babelio avant la librairie comme lieu principal de prescription. Cet élément vient confirmer une autre conclusion apportée par les éditeurs présents lors de la rencontre : le lecteur imaginaire multiplie les supports de découverte. Babelio et les blogs figurent en effet dans le trio de tête de ces lieux de découverte, ce qui constitue une différence notable avec les autres genres littéraires. De nombreux lecteurs interrogés ont en effet cité les booktuber, ces lecteurs/prescripteurs qui utilisent les vidéos YouTube comme canal de communication, comme source de prescription et ce phénomène est relativement répandu dans les littératures de l’imaginaire.
A la question “où vous procurez-vous vos livres ?”, seuls 30% des interrogés citent la librairie comme première source d’acquisition. Le constat est clair : alors qu’elle est le lieu privilégié des achats, un lieu apprécié des lecteurs, la librairie n’est aujourd’hui pas en mesure de servir le genre. Autre élément de surprise pour les professionnels, la présence en quatrième position de la bibliothèque qui constitue le lieu privilégié d’acquisition des littératures de l’imaginaire pour 24% des interrogés. Compte tenu des chiffres, il est tout à fait possible de conclure que les lecteurs multiplient leurs sources d’acquisition, ce qui n’est encore une fois pas le cas dans tous les genres littéraires.
Charlotte Volper partage ce sentiment. Le genre est effectivement très absent des petites et moyennes librairies et seules les spécialisées proposent une palette intéressante de titres de lectures de l’imaginaire. Elle cite à ce sujet La dimension fantastique qui a récemment ouvert à Paris. La dimension communautaire est à ses yeux la caractéristique première de ce genre de littérature, l’imaginaire étant un monde où auteurs, lecteurs et blogueurs bénéficient d’une certaine proximité bénéfique. D’ailleurs les éditeurs de littératures de l’imaginaire ont été parmi les premiers à ouvrir leurs comptes Twitter.
Une littérature de fond
Concernant les stratégies de ventes des littératures de l’imaginaire, l’étude a permis de révéler que 90% des lecteurs ne sont pas attachés à la date de parution d’un livre et que cette dernière n’est pas le facteur déclenchant leur achat, dont 35% ne prêtant absolument aucune attention aux nouvelles parutions. Charlotte Volper poursuit son explication : “La littérature de science-fiction est une littérature de fond contrairement à ce qu’exigent les libraires en termes de ventes”. Si la littérature générale représentait le lièvre de La Fontaine avec ses ventes vertigineuses en des temps record, les littératures de l’imaginaire s’apparentent davantage à la tortue, se vendant sur le fond. Aujourd’hui, les librairies ont du mal à offrir un espace sur le long terme aux littératures de l’imaginaire, alors que c’est exactement ce dont elles ont besoin selon l’éditrice. Stéphane Marsan rajoute qu’alors qu’un livre vendu sur sept est une littérature de l’imaginaire, l’espace qui leur est offert est loin d’atteindre le septième de la surface disponible en librairie.
Une difficulté culturelle
Un constant s’impose concernant les littératures de l’imaginaire : tout comme l’a souligné Charlotte Volper, les littératures de l’imaginaire vivent grâce à un fort esprit communautaire entre professionnels et amateurs. Les Utopiales, le festival nantais qui leur est dédié, rassemble chaque année un peu plus de 40 000 visiteurs. Or, à l’heure actuelle, aucun grand média ne s’y est intéressé. Stéphane Marsan rajoute que les festivals de l’imaginaire sont même encore loin de représenter l’engouement qui peut exister autour de ce genre littéraire. Il déplore d’ailleurs que ces littératures soient si peu représentées dans des festivals comme Étonnants Voyageurs à Saint-Malo : “Tout cela est une mascarade, une amnésie terrifiante des grands maîtres français qui n’ont aujourd’hui plus rien” . Pour lui, si le genre est sous représenté en France, c’est relatif à un problème d’ordre culturel.
En effet, l’étude révèle que seul 8% des interrogés attribuent les littératures de l’imaginaire aux auteurs francophones alors qu’ils sont 52% à les associer à des auteurs anglo-saxons. De plus, ¼ de lecteurs disent lire occasionnellement des ouvrages de l’imaginaire en anglais.
Ce problème culturel n’est pas limité à la France seule selon Stéphane Marsan. On constate même quelques phénomènes inexpliqués comme par exemple le fait que le pays où se vend le plus Terry Pratchett après la Grande-Bretagne soit la République Tchèque. “En France, les gens ont du mal à prolonger l’imaginaire dans leur vie”. Ce qui le surprend davantage, c’est l’appétence du public français pour les thriller, alors que cette même population s’attriste souvent dans les sondages d’une trop grande noirceur de son environnement médiatique.
Un public de puristes et de curieux
L’étude révèle également que le lecteur imaginaire à plus de 40% limite ses lectures à ce seul genre. En réaction, Stéphane Marsan précise que les réseaux sociaux, en démultipliant les possibilités d’échanges entre les lecteurs de tous les genres, auraient pu constituer un très bon moyen pour ouvrir les littératures de l’imaginaire à de nouveaux publics. Cependant nous sommes aujourd’hui encore bien loin de ce résultat. L’élan des blogs envers les littératures de l’imaginaire est pourtant notable, mais leur influence reste faible. Selon Stéphane Marsan c’est leur audience qui n’est pas la bonne : “ Ils parlent entre convaincus. Les fans éprouvent une grande difficulté à partager leur passion et à la répandre. Dans l’imaginaire, la découverte se fait aussi en lisant, en se confrontant directement à l’univers et il est très difficile de l’expliquer à un lecteur non initié .”
En effet les chiffres le montrent, l’univers apparaît comme l’élément le plus déterminant dans le choix d’une lecture pour les interrogés. Comme l’explique Stéphane Marsan “Il n’est pas évident de décrire un univers fait de hobbits et d’elfes à quelqu’un qui n’en a jamais entendu parler.”
La question de l’étiquette
Présent dans l’assemblée, Pascal Godbillon,responsable éditorial chez FolioSF intervient au sujet de la visibilité des collections SF au sein des maisons d’édition. En effet il explique que souvent, lorsqu’un titre marqué SF fonctionne, il est très fréquent qu’il soit déplacé dans une collection plus générale afin de pouvoir toucher également les non-lecteurs de genre. Alors que les adaptations cinématographiques pourraient constituer un excellent moyen de faire rentrer la science-fiction en librairie, l’estampille est supprimée dès lors que le livre commence à se vendre. Stéphane Marsan rebondit en rajoutant qu’en effet les auteurs de genre aujourd’hui ont presque tous vocation à ne plus en être. Conscient de l’existence d’une réelle résistance de la part du public à ce genre littéraire qu’est l’imaginaire, il constate que la victoire d’un genre consiste en sa disparition. “Aujourd’hui, on ne parle plus du genre de l’aventure qui s’est avec le temps disséminé dans le mainstream. Les genres disparaissent à mesure qu’ils deviennent populaires”.
Charlotte Volper insiste de son côté sur la confiance qu’elle a envers les lecteurs concernant la curiosité entre les genres. Elle cite l’exemple de Maxime Chattam dont la communauté de fans l’a suivi du thriller à la fantasy. “C’était un pari risqué, il l’a relevé avec brio. Très disponible pour ses fans il a servi de locomotive, de relais”. Parfois il n’en faut pas plus…
L’imaginaire, le genre de prédilection du numérique
En effet à l’heure actuelle, les littératures de l’imaginaire constituent un des genres les plus lus en numérique. L’étude confirme : plus de 38% des interrogés affirment lire sur des tablettes, même si ces lectures représentent moins de 25% du total pour 40% d’entre eux. Le genre de l’imaginaire est très marqué par le numérique et selon Charlotte Volper il faut à ce sujet remercier les éditeurs qui ont réalisé un véritable travail de fond pour aider les lecteurs à franchir le pas. Petites, les structures ont néanmoins été très réactives face à cette nouvelle tendance et ont réussi à faire de ce genre le premier à franchir le pas.
Retrouvez notre étude complète sur les lecteurs de l’imaginaire.