ncore une œuvre dont l'expérience, terriblement personnelle et finalement biaisée, concourt à l'engagement diégétique.
Lorsque j'ai découvert Nosferatu sur une vieille VHS noir et blanc, je n'ai malheureusement pas été frappé par une quelconque maîtrise de l'Art cinématographique, mais bien par des incongruités : le vampire, dont la narration nous aura préalablement informé qu'il souffre d'une exposition à la lumière naturelle, s'y baladait, cercueil sous le bras, au fil d'images dont les ombres trahissent un soleil d'après-midi... Le paradoxe était si criant qu'on ne pouvait simplement l'excuser par le procédé d'une nuit américaine. J'avais fini par déconsidérer toute ambition pour l'œuvre, totalement obnubilé par le caractère stérile de ces artifices, pourtant en contraste total avec la réputation d'obsessionnel du cadre de Murnau.
Je n'ai découvert que très récemment la clé d'une œuvre qui avait été pensée pour être exploitée teintée. La copie française tronque cette exigence, tout comme elle trahit la vitesse de défilement des images, rendant ainsi des actions ou des comportements maladroits, voire ridicules. Le cas me semble d'intérêt : la rupture diégétique est à situer auprès d'une erreur de communication du matériau filmique et d'un défaut d'interprétation en amont des intentions artistiques. De cette façon, l'égarement quant à la construction de la diégèse amène involontairement à orienter le point de vue de la lecture (le "punctum" cher à Roland Barthes), non pas vers un multiplicateur d'axes théoriques d'écriture visuelle, mais vers une anomalie, un effet disgracieux de "bruit", un phénomène d'entropie parasitant toute tentative de compréhension entre la vision d'un auteur et un panel de publics.
Reste que l'empêtrement d'une présentation incorrecte, trahissant l'ambition diégétique, m'aura laissé pendant de nombreuses années sur le qui-vive d'une œuvre pourtant extrêmement riche dans son écriture cinématographique. Sans les éclairages techniques de diverses analyses visuelles lues ici et là, sur Internet et dans des articles papier spécialisés, et sans les efforts miraculeux d'éditeurs consciencieux tels que Eureka! en Zone 2 ou Kino en Zone 1, je n'aurais sans doute jamais fait l'effort de me remettre à une lecture appuyée du film de Murnau. J'aurais pourtant manqué le bouillonnement plastique de l'une des quatre œuvres majeures pour la création de l'expressionnisme cinématographique, utilisant la forme à plein régime polémique. J'aurais manqué des cadrages hantés par de hauts symboles mortuaires. J'aurais manqué la terreur provoquée par un être dont le faciès et la kinésie se veulent les vecteurs les plus prégnants de tout un folklore. J'aurais manqué d'y trouver des techniques de montage élaguant clairement et avec soin une dynamique narrative pensée comme Art véritable. J'aurais manqué l'un des plus estimés chef-d'œuvres du cinéma d'horreur.
Je m'étonne encore de constater à quel point la colorisation peut fortement jouer dans la façon qu'a le film de saisir l'inconscient. Le noir et blanc est en effet apte à doter notre inconscient d'une impression d'élégance indéniable : l'image noir et blanc est irrémédiablement plus "belle". Elle est aussi, par définition, l'un des éléments primordiaux de la figuration expressionniste. C'est donc d'autant plus surprenant que Murnau ait choisi de teinter ses images, un procédé a priori vulgairement considéré, et sur lequel il a semble-t-il fait aveuglément confiance au labo pour l'application des tons (quelques notes manuscrites reproduites dans le livret du coffret DVD trahissent une implication lointaine dans le contrôle de la bonne application des choix de couleur, au point même que l'on peut s'interroger s'ils sont tous à revendiquer au chef de l'auteur). La texture produite à l'image est pourtant d'une efficacité inédite : les ambiances prennent vie via des matières affirmées. Les tons chauds, jaune orangé, brûlent les intérieurs éclairés à la bougie. Le bleu encre inonde les nuits hantées par le vampire. Le rose pâle annonce le matin salvateur et l'espoir d'un nouveau jour, etc.
En ce sens, les illusions et autres tricheries magiques utilisées (surimpressions, fondus divers, images négatives, , lumières directes sur le visage des acteurs...) par Murnau pour exposer son vampire sur pellicule, autrement qu'en pleine nuit "réelle" (sans doute pour éviter, en raison des capacités matérielles de l'époque, de se retrouver avec des champs complètement noircis), prennent tout leur sens et, mieux, contribuent par leur audacieuse précurrence à alimenter un expressionnisme des plus complexes. La silhouette découpée par l'abstraction d'un clair-obscur jauni ne rend-elle pas le Comte Orlok encore plus fascinant ? Comment ne pas imprimer durablement ce champ sablé étroitement obturé d' Ellen, le regard perdu vers la mer, assise au milieu d'un cimetière de croix, dont l'attente semble appeler l'horizon ? Murnau fait du cadre et des artifices optiques le véhicule d'un langage symbolique, découpant les champs en arches et en cercueils, resserrant le cadre sur des environnements paradoxalement impressionnistes au milieu des ombres mortuaires : décors naturels ou long mouvement d'un navire parcourant le contenant d'un sens à l'autre comme le métronome de la fatalité.
se pose comme une fantastique allégorie où la créature peut être pensée, non pas simplement comme l'incarnation ultime du démon (car on ne peut tuer la mort !), mais comme l'élément vecteur d'un plus grand Mal, englobant à la fois la peste, l'aspiration érotique de l'âme et la destruction de l'identité humaine sous sa cape. La citation en tout début d'article "Passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre" reflète une anecdote signifiante : une projection en France, à laquelle aura assisté André Breton, présente une traduction erronée de cet intertitre, qui signifie à la base plutôt qu'une fois là, le personnage est saisi d'étranges visions fantasmatiques. Peu importe, ce raté diégétique, tout comme le film entier, aura vite fait de se poser comme une éblouissante matrice formelle capable de créer d'ensorcelants imaginaires auprès de nombreux amateurs. Au final, la scène est d'une banalité confondante : Hutter passe un pont de bois dans un environnement rocheux. C'est la seule juxtaposition au montage de l'intertitre en question au milieu d'un ensemble syntagmatique favorisant l'étrangeté qui nourrit tout le fascinant imaginaire de ce moment.
Malgré ses poses parfois outrancières, l'œuvre est d'une noirceur définitive presque choquante- en tout cas, inédite. Le dernier plan, lourd d'ambiguïtés et de conséquences, ne fait pas que s'achever dans un silence de mort : il inscrit dans la mémoire collective l'effroi d'une créature surnaturelle ayant durablement inondé nos champs et, en travesti de synecdoque, métamorphose l'œuvre en mètre étalon sur lequel tout un cinéma fantastique doit se mesurer pour exister.
livret d'essais que je vous invite ardemment à dévorer, cette édition présente sur son premier disque un commentaire audio de Outre l'exceptionnel R. Dixon Smith et Brad Stevens, théoriciens du cinéma anglais, qui analysent et débattent autour des symboles du film et de sa qualité expressionniste. C'est un peu la pierre d'achoppement éditoriale car, si le dialogue est pertinent, les nombreux blancs et le manque de spontanéité des intervenants finissent malheureusement par ennuyer.
Le DVD 2 propose un minutieux module sur la restauration, ainsi qu'un documentaire d'1 heure, The Language of
shadows, dont la problématique se concentre sur Murnau et ses collaborateurs. L'axe s'oriente autour de l'ancrage occulte de l'œuvre et ressuscite les nombreux espaces naturels de tournage au sein de notre temporalité.C'est donc une édition très précieuse que nous offre ici Eureka! avec sa collection "Masters of Cinema", où aucun contenu n'est redondant et qui, au contraire, produit une émulation intellectuelle particulièrement enrichissante. A noter que, hormis le commentaire audio, les suppléments sont sous-titrés en anglais.
Nosferatu. Eine Symphonie des Grauens
Friedrich W. Murnau
Henrik Galeen d'après Dracula de Bram Stoker
Hutter, jeune notaire, se rend au château fantomatique du Comte Orlok en Europe de l'Est pour lui faire signer les actes d'achat d'un vieux domaine religieux en Allemagne. Hutter va rapidement comprendre qu'il est la proie d'une créature démoniaque ayant jeté son dévolu sur sa bien-aimée, Ellen, restée au pays. Alors que Hutter tente se s'échapper pour retrouver son amour, le Comte entame sa lente route, à flot et sur terre, semant la maladie et la mort sur son passage