Une variante fréquente du miroir révélateur est celle-ci : placé face au spectateur, le miroir lui montre ce qui se trouve derrière lui, dans une sorte de champ-contrechamp pré-cinématographique.
The Consultation, William Sheehan,1917, Crawford Municipal Art Gallery, Cork, Ireland
A première vue, l’homme et la femme semblent assis derrière et devant une vitre, sans contact, dans deux histoires parallèles et disjointes.
Le bouquet et son reflet nous font comprendre qu’ils sont assis à la même table ronde. Ils viennent de prendre le thé.
Le dos droit, la face dans l’ombre, les mains jointes, la femme apparaît en position d’attente.
Le dos en arrière, la face éclairée, les mains écartées, l’homme répond à cette attente : il lui tend dans sa main droite son ordonnance, et son verdict.
Imaginons maintenant que l’homme et la femme se tournent vers nous : l’effet ping-pong va apparaître.
La table d’angle (The Corner Table)
Irving Ramsey Wiles, 1886, Collection privée
Le couvert est mis et la chaise penchée contre la table, sur la place en face de la jeune femme. Le miroir nous montre ce qu’elle observe : un homme qui dîne seul, et passe commande au serveur. Serait-elle une fille de joie qui se réserve la table d’angle pour étudier ses futures victimes ?
En 1886, une dame ne va pas au restaurant seule. En attendant son compagnon, elle a posé son éventail sur la table et penché la chaise pour réserver la place.
Sécurité bien illusoire : ce pourquoi la jeune femme contemple avec méfiance le célibataire attablé.
L’année d’après, Wiles produit à nouveau une de ces scènes de café dans le goût parisien, qu’il tente alors d’acclimater en Amérique, et qu’on peut considérer comme une sorte de pendant.
Les flâneurs (The Loiterers)
Irving Ramsey Wiles, 1887, Collection privée
Toujours une table d’angle, après le repas et non avant : la fenêtre remplace le miroir, mais le rideau orange interdit toute échappée en dehors du couple, la chaise d’en face est occupée et la scène est devenue banale : après le café, un verre d’eau pour madame qui soutient la conversation, un doigt de liqueur pour monsieur qui se distrait en alignant sur la nappe des sucres et trois allumettes.
Surprise !
Vittorio Reggianini, collection privée
Un jeune homme fait irruption dans la pièce, à la grande joie des deux amies. Mais s’il y a une surprise dans le tableau, n’est-ce pas la taille réduite de l’arrivant ? Pour que sa tête soit au niveau des filles assises, ne faut-il pas qu’il soit à genoux devant elles ?
Le reflet de la fille de gauche, ainsi que la fuyante du pied du vase, nous donnent la réponse : le point de fuite étant situé très bas (au niveau de la main qui tient l’éventail), l’image virtuelle se décale vers le bas du miroir : le jeune homme est bien debout.
La lettre
Armand Rassenfosse, 1921, Collection privée
Les nouvelles ne sont pas bonnes, à voir la bouteille et le verre que la jeune femme va remplir.
Heureusement, le miroir nous montre une amie qui vient la réconforter.
Musiciennes
Stanley Cursiter, 1923, Collection privée
La violoniste assise, qui semble nous regarder en face, observe en fait la pianiste que nous montre le miroir. Le pupitre dont nous voyons la face arrière est celui où elle se place pour jouer, dos au piano : pour l’instant, elle se trouve en position de spectatrice : soit pour évaluer l’acoustique, soit pour se reposer pendant un solo.
La tableau pose plusieurs questions :
- Pourquoi la pianiste est-elle si haut ? Parce qu’elle joue sur une estrade ?
- Pourquoi est-elle si grande ? Parce que la pièce est en fait toute petite ?
- Pourquoi le pupitre est-il invisible dans la pièce ? Parce qu’il se situe en hors champs ?
Auxquelles la perspective ne donne pas de réponse certaine, tant elle est incohérente :
- d’après le reflet, le point de fuite serait assez haut, en hors champ (ligne jaune) ;
- ce qui ne cadre pas avec le reflet de l’éventail, de la pointe du coussin, et l’horizontale du piano (lignes rouges) ;
- la pianiste a à peu près la même taille que la violoniste (lignes blanches) alors que vu son recul, elle devrait être sensiblement plus petite.
Finalement, la seule réponse certaine est celle concernant le pupitre : en perspective plongeante, comme ici, le pupitre pourrait se trouver effectivement en hors champ, en dessous du tableau.
L’idée – mal servie par la réalisation – semble être que le point de fuite anticipe l’endroit où se trouvera la violoniste, lorsqu’elle rejoindra son pupitre.
Intérieur
Bonnard, vers 1905, Collection privée
Le miroir nous montre côte à côte deux personnages face à face.
Construction on ne peut plus exacte, où les rayons convergent vers l’oeil de l’homme assis.
Bonnard, Ma Roulotte à Vernonnet, 1912
Un peintre, à en croire le cadre vide posé par terre à son côté ? Bonnard lui-même, à en croire la barbe qu’il portait dans sa jeunesse ?
Myrna Loy and Ramon Navarro in Sam Wood’s The Barbarian — A Night in Cairo (1933)
Tout l’art de réaliser un champ-contre champ en un seul plan…
La composition est identique à celle du tableau de Bonnard, mais avec un effet inverse :
- la caméra est placée au niveau du regard de l’homme debout, qui ainsi surplombe la femme ;
- néanmoins, c’est dans le tableau de Bonnard que l’homme contrôle la femme, de son oeil organisateur.
Double Enigme (The dark mirror)
Olivia de Havilland, film de Robert Siodmak, 1946
Même composition dans ce plan : sauf que la figure en contre-champ n’est pas un homme, mais le double maléfique de la figure dans le champ : le miroir fait ici fusionner les deux jumelles qui, dans ce film aux effets spéciaux mémorables, incarnent le bien et le mal, la face claire et la face sombre.
Double Enigme (The dark mirror)
Olivia de Havilland, film de Robert Siodmak, 1946
Dans cet autre plan, le miroir duplique la mauvaise soeur, qui se trouve ainsi en position de force pour dominer son double réel.
Pinup de Enoch Bolles, années 1930
Le verre tenu entre deux doigts est-il destiné à l’homme en chapeau que l’on croit deviner dans le miroir, ou à une dégustation solitaire ? L’esthétique pinup – ces femmes qui allument le désir tout en affirmant leur autonomie sexuelle – tient tout entière dans ce refus de conclure.
Intérieur avec modèle lisant
(Interior model reading)
Edward Hopper, aquarelle, 1925, Art Institute of Chicago.
Mystérieux comme à son habitude, Hopper peint un miroir qui ne révèle rien, qui n’ouvre sur aucun au delà, aussi opaque que le bois du lit qui fait rempart.
Réfugiée dans un étroit triangle, coincée entre une valise et une malle, une jeune femme lit. Nous ne verrons pas son visage : ce miroir paradoxal ne montre rien, sauf l’essentiel :
le mystère d’un crâne qui pense.
En gommant le repère visuel que constituerait l’angle droit de la pièce, Hopper crée un espace oblique où le regard se perd, essayant vainement d’aligner le lit par rapport à l’une ou l’autre cloison.
La perspective peut néanmoins être reconstituée : elle montre que le reflet dans le miroir est exact, que le peintre est allongé sur le lit, lequel est effectivement placé en oblique par rapport à l’angle de la pièce.