Un homme mort

Publié le 03 juillet 2015 par Theatrummundi


DECAPITATONS

EXPLOSION D'USINE CHIMIQUE

COUPS D'ETAT

Comment j’ai remplacé László Krasznahorkai

A la croisée des routes du Lispach et du Chajoux, entre La Bresse et le col de la Schlucht, j’ai passé cette fois encore deux nuits à l’Auberge des Skieurs et ma chambre donnait sur la route le plus souvent silencieuse, mais aussi sur l’agréable vacarme du ru la doublant ; et c’était un vacarme propice au repos, au sommeil.

Il me reste à écrire l’épilogue d’Un homme mort – partie III, septième section.

J’ai commencé ce texte le 3 juin, il est presque fini.

Il sera joué à Cotonou, au Bénin, à l’Institut Français, le 7 juillet.

Les projets de théâtre ici sont si lents. On s’est mis en France à croire au projet, on s’est mis à croire à la lourdeur administrative, et au vide. Les projets doivent intéresser les décideurs, qui sont incultes et idéologues, et entrer dans des cases… Les projets ici servent à assécher le théâtre, à le rendre à son squelette, à le faire disparaître. Le projet de théâtre est un crime contre le désir et contre le théâtre. Nous aimons trop l’argent.

Au tout départ, Joël – mon ami béninois Joël Lokossou – voulait jouer Thésée universel de Krasznahorkai, un texte assez intéressant composé de trois conférences distinctes données par un conférencier très particulier. Il m’en a parlé aux environs du 15 avril dans l’optique que je le mette en scène, et nous avons passé une nuit à Reims à lire le texte, qu’il connaissait déjà très bien, presque par cœur, et à en parler. Mais obtenir les droits s’est avéré complexe et Krasznahorkai demandait une avance de six mille euros qui n’était pas dans les moyens de Joël. Et le bonhomme venait à l’instant de tomber le Booker Prize et il allait avoir autre chose à faire que de négocier avec nous.

Or les choses urgeaient, il y avait cette « carte blanche » donnée à Joël début juillet à Cotonou et pour laquelle, longtemps, il n’avait pas douté de donner le Krasznahorkai. Et maintenant, après ces échanges pour obtenir les droits, on était le 20 mai.

– Tu veux que je te fasse un texte ?

– Oui… Mais le temps, on a le temps ?

– On a le temps. Je te l’envoie à mesure qu’il s’écrit. Tu l’apprends à mesure. Au 15 juin je l’ai fini. Il te reste trois bonnes semaines.

– Je pars à Cotonou le premier juin.

– Ça marche. Une idée de thème ?

– Le pouvoir ?...

Il me connaît, Joël.

Je suis parti travailler quelques jours à l’Opéra de Montpellier et j’avais emmené des livres, mais je ne les ai pas ouverts. L’idée me venait d’un homme, seul, entre sa condamnation à mort et son exécution. Un homme politique, un chef d’Etat déchu.

J’aime l’idée qu’un texte commencé le 3 juin à Reims joue le 7 juillet à Cotonou, que le théâtre en un mois passe d’un continent à l’autre. J’aime commencer un texte sans savoir où il va et, en l’espèce, c’était presque sans relire, puisque dès que j’avais tapé deux pages, je les envoyais par mail à Joël, qu’il puisse commencer à apprendre. Le plus étrange est d’avoir dû un temps interrompre l’écriture du texte, le 8 juillet, pour en rédiger une présentation à destination du programme du théâtre… j’avais à peine commencé et ne savais où exactement j’allais. Voici ce court texte, dans la langue desséchée des programmes culturels, et qui singe une objectivité imbécile – la conceptualisation est un assassinat :

C’est un homme mort qui parle ; un homme pris dans cet étrange temps de latence entre sa condamnation et son exécution possible ; un homme qui a connu dix ans le pouvoir, parce qu’il l’avait pris, et qui connaît l’exil et la prison, parce qu’il l’a perdu. Et ce qu’il dit, après son officiel discours d’adieu, est le dessous des cartes, intime autant que politique. Un homme mort est le portrait contrasté, violent, ambigu d’un homme sur le point de mourir et qui parle ; mais sa parole n’est-elle pas encore tricherie, jeu de dupe, course à la reconnaissance posthume ? Et alors ? Peut-être n’y a-t-il pas d’autre vérité que cet incessant jeu de masques, qu’on joue avec les autres, qu’on joue avec soi-même ? Les échecs, les succès, les cadavres, les manipulations perverses ne prennent-ils pas un sens différent selon la perspective qu’on leur crée ? Et crée-t-on une perspective historique dans un but autre que justifier ou accabler des hommes qui ont agi, et pour couvrir d’autres actions qui, bientôt, connaîtront le même sort ?

Allons, assez tergiversé, l’épilogue, maintenant…

14 juin 2015


DECAPITATONS

EXPLOSION D'USINE CHIMIQUE

COUPS D'ETAT

Comment j’ai remplacé László Krasznahorkai

A la croisée des routes du Lispach et du Chajoux, entre La Bresse et le col de la Schlucht, j’ai passé cette fois encore deux nuits à l’Auberge des Skieurs et ma chambre donnait sur la route le plus souvent silencieuse, mais aussi sur l’agréable vacarme du ru la doublant ; et c’était un vacarme propice au repos, au sommeil.

Il me reste à écrire l’épilogue d’Un homme mort – partie III, septième section.

J’ai commencé ce texte le 3 juin, il est presque fini.

Il sera joué à Cotonou, au Bénin, à l’Institut Français, le 7 juillet.

Les projets de théâtre ici sont si lents. On s’est mis en France à croire au projet, on s’est mis à croire à la lourdeur administrative, et au vide. Les projets doivent intéresser les décideurs, qui sont incultes et idéologues, et entrer dans des cases… Les projets ici servent à assécher le théâtre, à le rendre à son squelette, à le faire disparaître. Le projet de théâtre est un crime contre le désir et contre le théâtre. Nous aimons trop l’argent.

Au tout départ, Joël – mon ami béninois Joël Lokossou – voulait jouer Thésée universel de Krasznahorkai, un texte assez intéressant composé de trois conférences distinctes données par un conférencier très particulier. Il m’en a parlé aux environs du 15 avril dans l’optique que je le mette en scène, et nous avons passé une nuit à Reims à lire le texte, qu’il connaissait déjà très bien, presque par cœur, et à en parler. Mais obtenir les droits s’est avéré complexe et Krasznahorkai demandait une avance de six mille euros qui n’était pas dans les moyens de Joël. Et le bonhomme venait à l’instant de tomber le Booker Prize et il allait avoir autre chose à faire que de négocier avec nous.

Or les choses urgeaient, il y avait cette « carte blanche » donnée à Joël début juillet à Cotonou et pour laquelle, longtemps, il n’avait pas douté de donner le Krasznahorkai. Et maintenant, après ces échanges pour obtenir les droits, on était le 20 mai.

– Tu veux que je te fasse un texte ?

– Oui… Mais le temps, on a le temps ?

– On a le temps. Je te l’envoie à mesure qu’il s’écrit. Tu l’apprends à mesure. Au 15 juin je l’ai fini. Il te reste trois bonnes semaines.

– Je pars à Cotonou le premier juin.

– Ça marche. Une idée de thème ?

– Le pouvoir ?...

Il me connaît, Joël.

Je suis parti travailler quelques jours à l’Opéra de Montpellier et j’avais emmené des livres, mais je ne les ai pas ouverts. L’idée me venait d’un homme, seul, entre sa condamnation à mort et son exécution. Un homme politique, un chef d’Etat déchu.

J’aime l’idée qu’un texte commencé le 3 juin à Reims joue le 7 juillet à Cotonou, que le théâtre en un mois passe d’un continent à l’autre. J’aime commencer un texte sans savoir où il va et, en l’espèce, c’était presque sans relire, puisque dès que j’avais tapé deux pages, je les envoyais par mail à Joël, qu’il puisse commencer à apprendre. Le plus étrange est d’avoir dû un temps interrompre l’écriture du texte, le 8 juillet, pour en rédiger une présentation à destination du programme du théâtre… j’avais à peine commencé et ne savais où exactement j’allais. Voici ce court texte, dans la langue desséchée des programmes culturels, et qui singe une objectivité imbécile – la conceptualisation est un assassinat :

C’est un homme mort qui parle ; un homme pris dans cet étrange temps de latence entre sa condamnation et son exécution possible ; un homme qui a connu dix ans le pouvoir, parce qu’il l’avait pris, et qui connaît l’exil et la prison, parce qu’il l’a perdu. Et ce qu’il dit, après son officiel discours d’adieu, est le dessous des cartes, intime autant que politique. Un homme mort est le portrait contrasté, violent, ambigu d’un homme sur le point de mourir et qui parle ; mais sa parole n’est-elle pas encore tricherie, jeu de dupe, course à la reconnaissance posthume ? Et alors ? Peut-être n’y a-t-il pas d’autre vérité que cet incessant jeu de masques, qu’on joue avec les autres, qu’on joue avec soi-même ? Les échecs, les succès, les cadavres, les manipulations perverses ne prennent-ils pas un sens différent selon la perspective qu’on leur crée ? Et crée-t-on une perspective historique dans un but autre que justifier ou accabler des hommes qui ont agi, et pour couvrir d’autres actions qui, bientôt, connaîtront le même sort ?

Allons, assez tergiversé, l’épilogue, maintenant…

14 juin 2015