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J.crew : marque d'attraction

Par Aelezig

Article de Elle - Février 2015

Alors que la griffe, qui habille la famille Obama, s'apprête à ouvrir sa première boutique à Paris, nous avons rencontré sa charismatique dirigeante, Jenna Lyons. Histoire d'un succès.

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En France, peu de gens la connaissent. A part, sans doute, les 3000 clients français réguliers qui achètent du J.Crew online. Mais aux Etats-Unis, Jenna Lyons est reconnue dans la rue et habille la famille Obama. Elle a joué dans Girls (saison 3), fait le coming out le plus touchant du pays et passe à la télé. Elle fait partie des 100 personnes les plus influentes du monde, selon le Time Magazine. Elle est une telle star que les enfants se déguisent en elle pour Halloween : "Ils m'envoient les photos après."

A 45 ans, cette femme a fait un long chemin pour se trouver belle, et Dieu sait qu'elle l'est à sa manière, originale et puissante. Elle pourrait être effrayée d'être une icône Halloween. Mais non : "J'en suis fière", dit-elle. Fière, elle peut l'être. J.Crew, la société qui l'a recrutée alors qu'elle avait 21 ans (en 1990), et où elle a occupé tous les postes, a triplé son chiffre d'affaires en dix ans, a réussi à devenir populaire sans jamais imiter quiconque. Bref, aux Etats-Unis, c'est la puissance d'un Zara, mais avec l'ahurissante créativité d'une start-up. Chez J.Crew, on ne va pas voir sur style.com si les jupes longueur mi-mollet seront à la mode dans six mois. On suit une intuition intime et une culture constituée de marottes (Scott Fitzgerald à la plage, Hemingway en train de pêcher...). Au-dessus de Jenna, il y a l'homme avec qui elle a tout construit, Millard Drexler, qu'elle appelle Mickey, l'actuel CEO. Elle, c'est la présidente et la directrice artistique. Elle n'est ni John Galliano ni Renzo Roasso (fondateur de Diesel), mais un ovni entre les deux. Elle incarne J.Crew au point que ses propres lunettes se vendent comme des petits pains. Récemment, une prestigieuse marque du luxe basée en France réfléchissait à la recruter. Mais bien malin qui saura lui faire quitter la vie qu'elle s'est organisée. Aux Etats-Unis, des millions de gens savent que Jenna Lyons a divorcé d'un homme avec qui elle a eu un garçon, pour refaire sa vie avec une femme. Et quelle femme ! Solaire, tonique, incarnant J.Crew aussi bien que Jenna d'une certaine manière. Et si, aujourd'hui, Jenna Lyons estime que le sujet est clos, elle a un sourire au-delà d'heureux quand on mentionne sa nouvelle vie.

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Ce jour-là, elle répond à mes questions dans un appartement à vendre situé place de l'Etoile, avec l'Arc de Triomphe dans le dos. Autour d'elle, des oeuvres prêtées par la galerie Yvon Lambert. Tout ça pour montrer le casual certes si chic de J.Crew, mais bon, du casual quand même. C'est Jenna typique, ce carambolage de mondes. Elle est dans la salle du fond, instantanément  reconnaissable, la peau parfaite, si soignée, cheveux tirés et gominés, plaqués sur le côté, la raie impeccable, vestiaire plus net encore que la dentition de Farrah Fawcett, escarpins pointus et hauts. Même les lookbooks J.Crew sont parfois faits à cette image qui traverse le temps, avec des tops models clonées Jenna Lyons, qui jouent à être elle. Le bras levé, elle a le salut désinvolte de la fille la plus abordable des Etats-Unis. Dès qu'elle serre la main de quelqu'un, elle regarde comment la personne est habillée. Elle a un petit crush sur le sac seau en cuir gras d'une journaliste, qu'elle se met à retourner dans tous les sens.

Les interviews de cette femme avenante sont toutefois ultra sérieuses : quelqu'un à ses côtés prend en notes ce qui se dit. "Vous ouvrez une petite boutique à Paris alors que J.Crew est immense. Pourquoi ?" Et elle : "On ne peut pas arriver avec notre puissance comme des arrogants. Ce serait d'une rare impolitesse." Jenna Lyons est d'une exquise politesse. "Pourquoi  J.Crew a mis tant de temps à venir à Paris ?" [la première boutique ouvrira le 6 mars 12 rue Malher, 4e]. Elle reconnaît que ça a été long : "Vous ne vivez pas dans un pays facile, avec vos taxes..." dit-elle. Au fait, son français est très au point, appris au Lycée Français de New York. Elle est venue une première fois en France à  l'âge de 6-7 ans et Paris a toujours été un Graal pour elle. Toutefois, obsédée par la perfection, elle préfère continuer dans sa langue maternelle : "Ici, tout est si vieux, on voudrait tout photographier, la moindre poignée de porte. J'avais beau n'être qu'une gosse, j'ai compris en venant à Paris ce que ça signifie d'avoir un héritage." Et les habits de J.Crew, si on va chercher par là, ne sont qu'un héritage fantasmé vers lequel elle court sans cesse.

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Jenna raconte son adolescence dans une ville sans Histoire justement (ou si récente) : Los Angeles. Près de la mer, vers Malibu. Les filles autour d'elle sont blondes, avec des seins sublimes, des cheveux lisses, une planche de surf sous le bras. Fortes d'une santé que Jenna n'a pas. Jenna est brune, fragilisée par une maladie de peau, anormalement grande pour son âge, avec des cheveux ingérables (d'où le gel aujourd'hui). Acun vêtement ne lui va. Les pantalons et les vestes sont trop courts. C'est presque par obligation qu'elle coupe et coud ses vêtements elle-même, porte des habits d'homme. Elle féminise une androgynie avec des choses brillantes, en soie, des talons alors qu'elle est déjà si immense. "J'essayais de m'en sortir." Le style J.Crew, il naît là. Et on comprend tout : cette maladie de peau qui a entravé sa jeunesse. Le côté soigné de Jenna et de J.Crew. Le soin. Les soins. Elle s'est guérie de cette manière. Qu'elle soit allée à la Parsons School apprendre le stylisme est un détail.

Nous nous revoyons à New York, deux mois plus tard, dans les locaux de J.Crew. Plusieurs étages d'open space, avec des prototypes de vêtements tous les deux mètres. L'image de J.Crew s'élabore ici : "On a des shootings tous les jours." Ici, ce n'est pas seulement un endroit qui vend des vêtements, c'est aussi un vrai média structuré pour les faire connaître dans le monde entier. Ils sont agencés à même le sol, il faut les enjamber, souvent. Elle : "On fait des essais." La salles des bobines de fil est comme un temple de la couleur. Les fameux tissus fluo dans lesquels J.Crew taille des pantalons cargo. Des vestes en denim à tous les degrés d'usure. Des liquettes blanches qui volent sur un portant qu'on pousse. Quand on veut savoir si Jenna s'inspire de figures mythiques, elle regarde au loin par la fenêtre de son bureau, pensive. On n'ose pas demander si elle était assise là quand les avions sont entrés dans les tours. Elle est juste en face. "Je n'ai pas d'icônes. Je veux dire, bien sûr, j'aime Charlotte Rampling ou Ali McGraw, mais je n'aurais pas l'idée de refaire les habits qu'elles portaient. Ce qui m'intéresse davantage, c'est ce qu'elles auraient envie de porter aujourd'hui. Je me pose la question et j'essaie d'imaginer." La force de J. Crew est dans cette phrase. On n'est pas au pays de la nostalgie, mais tout de même : "Si j'ai une icône, c'est ma mère." Jenna n'est en rien obsédée par la mode, elle l'est par les vêtements. "Au fond, je fais toujours la même chose. Sauf que c'est sans fin. Cette perfection qu'on recherche dans une chemise blanche, c'est à l'infini, parce que ça change tous les ans. Pareil pour les jeans : les poches arrière, les coutures, l'endroit où c'est usé. Pareil pour tout." Elle dit que l'erreur des femmes, c'est de croire que s'inventer, c'est changer radicalement chaque année. Alors que c'est creuser un sillon, parfaire la création de soi.

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L'interview touche à sa fin. Son téléphone résonne. La personne qui prend tout en notes pose son stylo. Jenna a un agenda minuté, la rançon du succès, c'est cette vie bouffée par les réunions. On lui propose quand même un selfie avec nous, à deux. Elle dit toujours oui, paraît-il. On ose demander s'il n'y aurait pas une autre paire de lunettes qui traînerait dans le coin... pour que le selfie soit plus drôle. Son employée attend de voir si ce sera oui à ça aussi. On sent quand même une colossale autorité de Jenna. Elle saute sur ses grandes jambes, disparaît et revient avec sa boîte à lunettes. Fouine dans un coffre à Lego. Elle choisit une paire pour nous. On fait un selfie. Puis elle nous offre ses bracelets deux joncs de chez Giles & Brother, la société de sa compagne. Il va hélas falloir que la grande fille s'en aille. Vers on ne sait quelle chose très importante...


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