Parlez nous du don - Khalil Gibran (1883-1931)

Par Helmous
  Alors un homme riche dit, parlez-nous du don.
Et il répondit:
Vous ne donnez que peu lorsque vous donnez de vos biens.
C’est lorsque vous donnez de vous-même que vous donnez réellement.
Car que sont vos biens sinon des choses que vous conservez par crainte d’en avoir besoin demain?
Et demain, qu’apportera demain au chien trop prudent cachant des os dans le sable mouvant alors qu’il suit les pèlerins vers la ville sainte?
Et qu’est la peur de la misère, sinon la misère elle même?
Et la crainte de la soif devant votre puits plein, n’est elle pas déjà la soif inextinguible?
Il en est qui donnent peu de l’abondance qu’ils ont – et ils donnent pour susciter la reconnaissance, et leur désir secret corrompt leur don.
Il en est qui ont peu et qui le donnent entièrement.
Ceux-ci croient en la vie et dans la bonté de la vie, et leur coffre n’est jamais vide.
Il en est qui donnent avec joie, et cette joie est leur récompense.
Il en est qui donnent avec douleur, et cette douleur est leur baptême.
Il en est qui donnent et ne ressentent ni joie ni douleur et ne sont pas conscient de leur vertu ;
Ils donnent comme dans la vallée là-bas le myrte exhale son parfum dans l’espace.
Par les mains de tels êtres, Dieu parle, et à travers leur regard Il sourit à la terre.
Il est bien de donner lorsqu’on est sollicité, mais il est mieux de donner sans être sollicité, par compréhension ;
Et pour les généreux, rechercher ceux qui recevront est une joie plus grande que le don.
Et est il une chose que vous voudriez refuser?
Tout ce que vous avez sera donné un jour ;
Donnez donc maintenant afin que la saison de donner soit vôtre et non celle de vos héritiers.
Vous dites souvent : « je donnerai mais seulement à ceux qui le méritent. »
Les arbres de vos vergers ne parlent pas ainsi, ni les troupeaux dans vos pâturages.
Ils donnent afin de vivre, car retenir c’est périr.
Sûrement celui qui est digne de recevoir ses jours et ses nuits, est digne de tout recevoir de vous.
Et celui qui est digne de boire à l’océan de la vie mérite de remplir sa coupe à votre ruisselet.
Et y a t-il mérite plus grand que celui qui réside dans le courage et la confiance, oui, dans la charité de recevoir?
Et qui êtes vous pour que les hommes se déchirent la poitrine et se dépouillent de leur fierté, de sorte que vous puissiez voir leur dignité mise à nu et leur fierté exposée?
Voyez d’abord à mériter vous-même d’être donneur et instrument du don.
Car en vérité, c’est la vie qui donne à la vie – alors que vous, qui vous imaginez être donneurs, n’êtes en réalité que témoins.
Et vous qui recevez, et vous recevez tous, n’assumez aucune charge de gratitude, de crainte d’imposer un joug à vous-même et à celui qui donne.
Élevez-vous plutôt avec celui qui donne, prenant ses dons comme si c’étaient des ailes ;
Car être trop soucieux de votre dette, c’est douter de sa générosité qui a la terre magnanime pour mère et Dieu pour père.

Khalil Gibran, Le Prophète (1923)
Écrit en anglais, le Prophète est une œuvre poétique faite d’aphorismes et de paraboles, livrés par un prophète en exil sur le point de partir. Aux grandes questions de la vie, celui-ci livre au peuple qui l’a accueilli pendant douze ans des réponses simples et pénétrantes. Des thèmes universels sont abordés, mais le fil conducteur reste l’amour.
Le Prophète est parfois lu à l’occasion de mariages, essentiellement aux États-Unis. À côté des grandes questions de la vie pratique, comme le mariage ou les enfants, le lecteur découvre la connaissance de soi et la religion, conçue ici comme universelle. Ainsi, ce qui fait le succès du Prophète est son universalisme, apte à en faire le livre de chevet de tout un chacun, emportant l’adhésion par de grandes valeurs comme la liberté, l’amour, le respect de l’autre. En cela, le Prophète est un écrit totalement humaniste.

Khalil Gibran (1883-1931)

Gibran Khalil Gibran figure en bonne place parmi les poètes et peintres issus du Moyen-Orient, grâce notamment à son recueil: Le Prophète. Né au Liban (1883 à Bcharré - 1931 à New York), il a ensuite séjourné en Europe et surtout aux États-Unis où il a passé la majeure partie de sa vie. Chrétien catholique de rite maronite, son Église jugera hérétique son troisième livre, Esprits rebelles (l’appel du prophète), qui sera brûlé en place publique par le pouvoir ottoman en 1908. On l'a souvent comparé à William Blake, et il est appelé par l’écrivain Alexandre Najjar le "Victor Hugo libanais".
1883: Naissance du poète et peintre libanais à Bcharré, village situé dans la "Vallée Sainte" avoisinant les forêts de grands cèdres. Il est baptisé dans la religion chrétienne maronite dont était issue sa mère. Il reçoit son enseignement primaire en arabe et en syriaque.
     
1895: Il émigre aux États-Unis en compagnie de sa mère, son frère et de ses deux sœurs pour s'établir à Boston et ouvrir une épicerie
  
1897: De retour au Liban, il s'installe à Beyrouth pour suivre les cours de la fameuse école de la Sagesse al-Hikmat où l'histoire des religions et le droit international lui sont enseignés.
  
1901: Une série de voyages en Grèce, en Italie et en Espagne le conduisent à Paris où pendant deux années il étudie la peinture et achève son livre Les Esprits Rebelles: cette œuvre protestataire, mal reçue par les autorités turques, est brûlée publiquement.
     
1903: Gibran est rappelé à Boston où décèdent sa mère, son frère et une de ses sœurs de la tuberculose. C'est dans un état de détresse et de détachement qu'il entame une version anglaise du Prophète, œuvre dont il avait déjà esquissé les grandes lignes en arabe dès l'âge de quinze ans et qu'il travaillera jusqu'en 1923.
  
1904: Le quotidien new-yorkais Al-Muhajir, publié en langue arabe, diffuse ses poèmes, récits et essais; ils seront par la suite rassemblés dans le recueil Larmes et Sourires (1914).
1908: Un séjour de deux ans à Paris lui permet d'étudier à l'Académie des beaux arts et de rencontrer de nombreux artistes : Rodin, Debussy, Maeterlinck, Rostand
     
1910: Gibran se fixe définitivement à New York : sa renommée mondiale ne cessera de croître.
  
1916: "Mon peuple est mort", cette citation résume son engagement pour son pays natal qu'il soutient dans sa lutte contre le joug ottoman et la famine.
1920: Gibran est à la tête de "Al-rabiat al-qalamiyyat", cercle littéraire réunissant l'élite du monde arabe émigré aux États-Unis.
     
1923: Publication et succès immédiat de son œuvre longuement mûrie et remaniée : Le Prophète. A son grand regret, sa santé détériorée ne lui permet pas un retour en orient.
1928: Suite à des problèmes de santé, il cherche refuge dans l’alcool, ce qui aggrave son état peu à peu.
1931: Mort le 10 avril dans un hôpital de New York, d’un cancer du foie. Son corps est rapatrié, comme il l’avait demandé, dans le monastère Mar Sarkis, non loin de Bcharré.