La route monte et passe sous un pont. Le soleil bas. Orange. Les maisons. Leurs ombres à contre-jour. Des voitures, je ne vois que les dômes luisants. Le soleil ras. La montée. Les ombres tranchées. La chaleur. Mes doigts sur la peau du guidon. La vitrine aveuglée de soleil. Le dérailleur arrière de mon compagnon de route. La montée. Cette vitrine. Ce faisceau de lumière. Soudain, mes yeux, mes yeux se brouillent, se voilent et manquent de me flanquer par terre. Mes jambes se dérobent et je suffoque, un ballot d’ouate coincé dans les poumons.
Quelques secondes, une minute peut-être que je me sens glisser, partir, happé par un reflet, une couleur, une odeur, une vibration dans l’air et cette montée devant moi. Cette route et ce soleil qui se mélangent, se mettent à distance et perdent leur profondeur de champ. Dérouté, mon cerveau essaie de corriger la focale, redresser les verticales, de refaire la mise au point. Jusqu’au coup de poignard de cet éclat de soleil dans la vitrine, sur la gauche, qui ouvre une porte dans le sol où je tombe l’espace d’une fraction de seconde, le temps qu’il faut pour traverser le temps.
J’étais là avant.
Sur mon vélo, à contrejour. Je ne sais pas quand. Exactement au même moment. Cette route, cette lumière basse qui fait scintiller les maillons de la chaîne qui tourne devant moi, je les ai déjà vues, vécues, éprouvées dans ma chair; ce n’est pas un rêve éveillé, ni une perception, ni même une sensation. Juste un glissement, un léger pas de côté sur un bitume parallèle et décalé d’une fraction de seconde, d’une année ou d’un siècle. Ou peut-être que c’est moi qui suis en retard sur moi et que je pédale en vain pour me retrouver quelques années plus tard. Je ne sais pas.
Un ballot d’ouate coincé dans les poumons, je pédale. Devant ou derrière moi.
Peut-être que dans nos mondes, les parallèles se croisent quelquefois.