" ... une sensation d'angoisse qu'elle avait déjà éprouvée , ce jour de mars 1984, alors qu'elle était assise dans le bus 69 et se rendait dans une clinique du 19ème arrondissement pour avorter, moins de six mois après la naissance de sa fille qu'elle élevait seule, la pluie ruisselait sur les vitres, elle avait regardé un à un les visages des quelques passagers qui l'entouraient, des visages que l'on croise dans les bus parisiens en milieu de matinée, des visages aux yeux fuyants vers le lointain ou rivés à une consigne de sécurité contenue dans un pictogramme, fixés sur le bouton d'appel, égarés à l'intérieur du pavillon d'une oreille humaine, des yeux qui s'évitaient entre eux, vieilles dames à cabas, jeunes mères de famille avec enfant en kangourou, retraités en chemin vers la bibliothèque municipale pour la lecture de leur périodique quotidien, chômeurs de longue durée en costume cravate douteux, plongés dans leur journal sans parvenir à le lire, sans que jaillisse sur la page la moindre étincelle de sens, mais accrochés au papier comme pour se maintenir dans un monde où ils n'avaient pourtant plus de place, où ils ne trouveraient bientôt plus de quoi subsister, des personnes parfois situées à moins de vingt centimètres d'elle, et qui toutes ignoraient ce qu'elle allait faire, cette décision qu'elle avait prise et qui dans deux heures serait irréversible, des gens qui vivaient leur vie et avec lesquels elle ne partageait rien, rien, hormis ce bus pris dans une giboulée, ces banquettes usagées et ces poignées de plastique poisseuses qui pendaient du plafond comme des cordes préparées pour se pendre, rien, chacun sa vie, chacun la sienne, voilà, elle avait senti que ses yeux se baignaient de larmes, avait serré plus fort la barre métallique pour ne pas tomber, et sans doute fit-elle en cet instant l'expérience de la solitude...
Maylis de Kerangal : extrait de Réparer les vivants, Éditions Gallimard 2011