27 JUIN 2015 | PAR PIERRE PUCHOTSpécialiste de la mouvance djihadiste, Wassim Nasr bat en brèche l’idée d’une offensive concertée de l’État islamique vendredi, de la Somalie au Koweït, de la Tunisie à la France. Il estime en outre que les États occidentaux, dont la France, font le lit du djihadisme en préférant les dictatures aux forces issues des scrutins démocratiques.
Que s’est-il passé ce vendredi entre l’Isère, le Koweït, la Somalie et la Tunisie ? Est-on en face d’une offensive générale de l’État islamique ? Doit-on s’attendre à de nouveaux attentats dans les jours à venir ? « Il faut arrêter de se mettre la tête dans le sable, il est temps de regarder la mouvance djihadiste telle qu’elle est, telle qu’elle se construit », préfère Wassim Nasr. Ce spécialiste de la mouvance djihadiste, par ailleurs journaliste pour la chaîne France 24, bat en brèche l’idée d’une offensive concertée de l’État islamique vendredi. Il estime que les États européens, dont la France, font le lit du djihadisme en préférant les dictatures aux forces issues des scrutins démocratiques. « Qu’est-ce que l’on a à vendre, nous, en Occident ? C’est "liberté, égalité, fraternité". Si l'on se désavoue soi-même sur ces principes-là en soutenant les dictatures, qu’est-ce qui reste ? » Entretien.Mediapart. Quatre attentats ont eu lieu hier, en Somalie, en Isère, en Tunisie et au Koweït. De grandes théories sont apparues, indiquant que l’État islamique avait souhaité célébrer le premier anniversaire de la fondation de son Califat en lançant une offensive tous azimuts. Mais peut-on seulement lier ces quatre attentats ensemble, en l’absence de revendication commune ?Wassim Nasr. Absolument pas. La Somalie, ce ne sera certainement pas l’État islamique, qui n’y est pas implanté. L’EI n’a pas encore d’emprise sur le terrain somalien, même si c’est à l’évidence l’un de leurs objectifs. Les Shebabs de Somalie eux-mêmes sont très fractionnés, mais il n’y a pas encore eu de dissidence en leur sein.En France, tout le monde est allé vite en besogne. Le fait que l’homme ait tué son parton, comme on l'a appris vendredi dans l’après-midi, cela démystifie évidemment son acte et en réduit la portée politique. Ce n’est pas une cible régalienne, un préfet, un policier, un soldat… Quant à la mise en scène, parlons-en : j’ai regardé les photos d’un des drapeaux, ce n’est pas du tout celui de l’État islamique ou d’Al-Qaïda dans la Péninsule arabique (AQPA). C’est simplement une shahada : appelée aussi « profession de foi », la shahada est le témoignage énoncé par le croyant qu’il n’y a pas d’autre dieu hormis Allah et que Mohamed est son dernier prophète, sur un fond blanc.Nous ne sommes donc pas selon vous devant une offensive généralisée de l’EI pour l’anniversaire du Califat ?Mais non ! Cette histoire de l’anniversaire du Califat est complètement fantaisiste. Adnani [le porte-parole de l’État islamique, ndlr] a fait un discours le 23 juin en appelant à intensifier les opérations de « résistance » pendant le ramadan. Point. La notion d’anniversaire, ces gens-là s’en fichent complètement ! Vous avez déjà vu cela, vous, des combattants djihadistes parader pour fêter un anniversaire ? C’est ridicule, on regarde encore tout ce qui se passe avec nos yeux d’Occidentaux, en plaquant une grille de lecture qui n’a rien à voir avec la réalité.En France, en Occident de manière générale, on aime bien approcher ce qui se passe avec des raisonnements que l’on connaît, cela banalise un peu ce que l’on a en face de nous, et cela rassure. C’est plus rassurant de dire : « Ils fêtent le premier anniversaire, donc ils multiplient les attaques », que de dire : « C’est le ramadan, ils intensifient leurs actions, et il y en aura d’autres. »Nous ne sommes donc pas dans un scénario « l’État islamique contre le monde », qui se serait manifesté avec une grande violence et de manière coordonnée dans la journée du vendredi 26 juin ?Peut-être y a-t-il eu coordination en ce qui concerne le Koweït et la Tunisie. Mais quand on sait que sur le terrain, les cellules ont une totale liberté d’agir, il ne faut pas prêter à l’État islamique une aura plus importante que celle qui est la sienne. Je ne pense pas que quelqu'un ait donné le « top départ » à Raqqa pour les attentats au Koweït et en Tunisie, cela ne marche pas comme ça. Il y a eu l’appel d’Adnani le 23 juin, et une partie des attaques sont tombées le 26 juin, parce que c’est le vendredi, un jour symbolique.Mais des attaques, il y en aura d’autres.Pour préciser votre analyse, l’auteur de l’attentat en Isère n'est pas selon vous un militant inspiré par l’EI ou AQPA ?Je ne sais pas, pour le moment, nous n’en savons rien. Mais encore une fois, inspiré, cela ne veut pas dire commandité. Je donne toujours l’exemple des frères Kouachi qui étaient commandités et financés, et Coulibaly, qui a agi le même jour, mais dont l’action n’a strictement rien à voir, au niveau de la cible comme du mode opératoire. Dans le premier cas, c’est une action paramilitaire, dans le second, des actes complètement aléatoires.Bien sûr, l’attentat de l’Isère peut être inspiré par un groupe, mais ce n’est pas pour autant que l’on pourra dire que l’État islamique a monté une opération en Isère. Par ailleurs, je ne connais qu’une organisation qui a les moyens de frapper en France, c’est AQPA, comme elle l’a montré avec les frères Kouachi. À part cela, il faut remonter aux années 1990, et c’étaient des gens qui venaient de l’étranger. Alors, susciter une vocation ici en France, oui, ça peut arriver, mais en général, cela rate. L’attentat de l’Isère, c’est un échec, comme l’action de l’étudiant qui, il y a quelques semaines, voulait attaquer les églises. Mais si l'on pense que d'autres organisations sont capables de multiplier en France les actions comme celle d'AQPA avec les frères Kouachi, on s’égare et on va trop vite en besogne.