(De notre envoyé spécial.) À bord, en vue du cap Hellès. Du pont d’un bateau, empoigné par une vibrante émotion, je regarde le spectacle grandiose qui se déroule entre le cap Hellès et Atisi-Baba. Nous étions partis la veille de Moudros, avant la nuit. Derrière nous, à la sortie de la baie, on avait refermé les deux lignes de filets qui la défendent. Ce n’est rien cette manœuvre, nous savions qu’elle se faisait tous les soirs, que c’était l’heure, elle nous serra cependant imperceptiblement le cœur. On aurait dit que l’on nous mettait à la porte d’un abri, que nous étions un enfant chassé de sa maison, conduit au milieu d’un bois et auquel une voix criait : « Maintenant débrouille-toi tout seul contre les loups. » Le sous-marin fantôme Ce bateau, au cours de sa traversée de Marseille à Moudros, avait vu le sous-marin fantôme qui depuis plus d’un mois louvoie dans la mer Égée, celui qui coula le Triumph et le Majestic. Il était environ à deux milles du bâtiment. Tout le monde en avait distingué le capot. Mais il ne donna pas la chasse. Manquait-il de pétrole pour se lancer dans une course ? Faisait-il le difficile sur sa proie ? Il demeura dignement à sa place. Comme chaque soir, à cet endroit, avec la même gamme rutilante de feux, le soleil descendait derrière les montagnes divines de la Grèce. Cinq officiers avaient les yeux plongés dans cet incendie du ciel. Ils goûtaient ce bonheur contemplatif avec la même expression que s’ils l’avaient palpé. Les soldats, accoudés sur la rampe ou couchés sur le plancher, ou en grappes dans l’escalier le regardaient en silence. Les chevaux, les pauvres chevaux qui depuis huit jours piaffaient sur le pont, face à ce coucher de l’astre, paraissaient eux aussi, tellement ils semblaient attentifs, en deviner la beauté. On commençait à filer vite. On avait reçu l’ordre de piquer une grande pointe en avant, de ne pas prendre immédiatement la route du cap Hellès, de marcher deux heures devant soi, tous feux éteints, à la plus grande vitesse, et d’ouvrir ensuite un pli qui déciderait du reste. Dans la nuit La lumière cessa avec celle du jour. Insensiblement on entra dans l’obscurité. Le bruit des conversations s’éteignait à mesure que s’accentuait la pente de la nuit. La mer n’était pas bonne. Depuis plusieurs jours un vent puissant soulevait en rade les eaux et dans l’île la poussière. Maintenant que nous étions au large les larmes ne s’ourlaient plus de petits flocons d’écume, mais montaient avec une arête compacte. Le bateau bougeait un peu. Les deux heures pendant lesquelles le bateau devait marcher devant soi allaient être écoulées. Nous avions à notre gauche une grosse montagne noire qui sortait de la mer. Nous pensions tous : « Le commandant va bientôt ouvrir son pli. » Quelques minutes passèrent. Nous sentîmes que nous virions presque sur place. Tout était sombre : la mer, l’horizon, le ciel. Les chevaux donnaient sans arrêt des coups de sabot sur le plancher du pont. Deux lieutenants tenaient à leur bouche une cigarette non allumée pour que leurs lèvres ne fussent pas trop désemparées. Un autre fredonnait l’air de Louise : Depuis le jour où je me suis donnée… On rêvait. C’était dix heures du soir, le commandant du bateau vint nous rejoindre : — Nous ne sommes pas pressés, messieurs, nous venons de prendre la bonne route. Nous ne devons arriver devant Hellès qu’au matin. Tout le monde rentra. Je restai seul à veiller avec ceux qui conduisaient le bateau et quelques sentinelles. Minuit, rien. Une heure, rien. Rien à deux heures. Nous sommes une masse noire qui file dans du noir. Quel saisissement que cette obscurité ! La machine fait un bruit de boulangers qui se précipiteraient à pétrir la pâte. Les vagues se brisent en froufroutant contre le bâtiment. Je pénètre dans un salon pour me réchauffer. C’est à tâtons que je cherche la banquette. Je voudrais bien noter quelques mots. Il m’est défendu de m’éclairer même le temps de deux allumettes. Je sors cependant mon carnet, mon crayon, et, en pleines ténèbres, ne voulant pas oublier tel cri que j’ai entendu, tel coup que j’ai ressenti, une ligne par page, pour être sûr de ne pas en griffonner deux l’une sur l’autre, je me mets à écrire. C’est là ! Le jour arrive. Je sors sur le pont. Les chevaux dorment. Je ne vois pas encore Hellès, je n’entends pas encore la guerre. Mais deux petits torpilleurs sillonnent. On approche. Le large peu à peu s’éclaircit. Et bientôt je reconnais les deux pointes, les deux pointes aujourd’hui marquées de sang français. C’est là ! les Dardanelles ! Elles étaient les portes dorées, qui conduisaient le voyageur vers la cité enchanteresse. Parler d’elles c’était déjà sourire au fond de soi à toutes les somptuosités de l’Orient. Elles étaient le mot qu’il semblait suffisant de prononcer pour que l’on vît aussitôt à travers les voiles, les visages des femmes mystérieuses de ce pays. Leur nom était si joli qu’en les approchant on était tout prêt à entendre tintinnabuler les clochettes d’argent. Et c’est le canon qui va parler ! Nous jetons l’ancre. Un transport est à notre droite. Les deux petits torpilleurs continuent de tourner. Voici le River-Clyde, le cheval de Troie, qui sert de chemin de passage entre les navires et la côte pour le débarquement. Il n’est pas quatre heures du matin et il fume. Il est si fier de lui qu’il ne veut pas se séparer de son panache. Voici également, mais qu’est-ce que voici ? Une petite île ? Un gigantesque poisson ? C’est la coque du Majestic. Verte, elle émerge. Les algues se sont déjà accrochées tout autour. Qui penserait que c’est un grand tombeau ? Elle fait maintenant partie du paysage. Ce n’est pourtant ni le River-Clyde, ni le Majestic qui vous trouble l’âme de la plus forte impression. C’est un arbre. Un arbre qui est à la pointe de la plage de Seduhl-Bahr, tout seul, sans une feuille malgré la saison, avec simplement deux branches qui clament leur détresse vers le ciel. Il est sur le passage des obus français, des obus anglais, des obus turcs. Ils ne lui ont rien laissé que ces deux membres écorchés. Il crie pitié au-devant des tentes, au-devant des ruines de Seduhl, au-devant de Crithia qui n’a plus son minaret. J’oublierai beaucoup de choses ; jamais cet arbre. Les hommes, réveillés, pas encore levés, entre deux barreaux du pont, regardent avec étonnement cette terre vers laquelle ils vont depuis huit jours. C’est la terre à conquérir. Ils y sont. Il est six heures. Sur la gauche de Seduhl-Bahr des gens s’agitent. Ils gesticulent même. Ce sont les Anglais qui jouent au football. Bon moyen, au réveil, pour se mettre en train. Le canon tonne Il est sept heures. Le premier grand déchirement éclate. La batterie roulante In-Tépé commence de cracher. Elle lâche sept coups de suite. On voit deux tentes emportées et des bouquets de fumée noire entre le village et le cap. Huit heures, neuf heures, dix heures. Des obus entourent, inondent, écrasent Crithia. On voit s’écrouler cette petite ville blanche déjà écroulée. À deux heures de l’après-midi, un bateau, arrivé avant le nôtre, décharge ses troupes. Les remorqueurs, soufflant, se démenant, placent les chalands au pied de l’escalier. Tout se fait rapidement. Avec le sac, le fusil, légers sous tant de poids, les Sénégalais descendent la coupée. Ils sautent les uns sur les autres et se tassent. Ce chaland est plein, il file. À un autre. Les obus de la côte d’Asie arrosent la mer. Un d’eux éclate à trois mètres d’un remorqueur. Nous avons tous un mouvement d’effroi. Le remorqueur et sa remorque filent. Les hommes touchent la terre. Trois n’arrivent pas. Un éclat les volatilise. Cinq heures. Le vapeur de la poste quitte Hellès. Il aborde un paquebot et lui jette ses sacs. Il y a donc encore des gens qui pensent aux autres dans cette bagarre ? Les navires de guerre ne restent pas en place. Quand ils s’arrêtent c’est pour lâcher trente coups de suite. La gueule de leurs canons se hérisse de longues aiguilles rougies à blanc. On ne sait pas ce que l’on va décider au sujet des troupes de notre bateau. Les obus peuplent toute cette région. La nuit revient. Il n’y a plus que des éclatements intermittents et là-bas, sous une tente, une petite lumière invisible : Gouraud travaille.
Le Petit Journal, 28 juin 1915.