Triages, supplément : Vingt-trois poètes et REVERDY vivants

Par Florence Trocmé

Après la disparition de Pierre Reverdy en 1960, les hommages et les études se sont succédé 1 et une édition complète de ses textes a été entreprise par Étienne-Alain Hubert. L'intérêt pour sa poésie n'a pas faibli si l'on en juge par le contenu de la revue Triages. Les lecteurs d'Antoine Émaz, maître d'œuvre de cette livraison, connaissent l'importance qu'a pour lui Reverdy, auquel il a consacré sa thèse. Il ajoute à sa présentation des éléments biographiques et propose un choix de réflexions de Reverdy sur sa pratique avec des extraits de trois ensembles : Le Gant de crin, Le Livre de mon bord et En vrac.
À côté d'hommages sous forme de poèmes (par exemple, Bernard Vargaftig, Jean-Claude Schneider), plusieurs reviennent sur ce qu'a représenté Reverdy dans leur formation et l'on apprécie la complexité du rapport à cette œuvre. James Sacré lisait les poèmes comme de " petites cages fermées remplies de solitudes " et pense qu'il ne pouvait pas être ainsi conduit " vers un souci de lisibilité de l'écriture qui me semble être l'unique moyen de frôler, d'approcher et de donner à entendre peut-être les plus réelles obscurités de notre vivre-langage ". Michel Collot, lui, a compris avec Reverdy qu'il lui fallait chercher la poésie " au cœur même de la vie quotidienne. Non par souci de réalisme, mais pour retrouver cette émotion qui naît à la rencontre de notre monde, quand il se révèle autre qu'on le croyait ". Ce sont des décalages analogues qui font l'intérêt des contributions : on y entend des voix de timbres différents.
Antoine Émaz retrace ce que furent les commencements pour Reverdy et sa proximité avec les peintres cubistes, Picasso, Juan Gris, Braque, par son " effort vers l'abstraction " et son " refus de l'anecdote " qui est " au cœur de la théorie de l'image ". Proximité aussi par sa réflexion sur le temps qui écarte le poème de l'histoire, personnelle ou collective, " même sil en est évidemment issu ". Par là même, et c'est un des aspects majeurs de la poésie de Reverdy, c'est le lyrisme tel qu'il a été longtemps dominant qui est évacué, dans la lignée de Rimbaud et Mallarmé. La manière dont il définit et surtout utilise l'image, le sépare entièrement des surréalistes ; contrairement à eux, il ne vise pas " une libération de la réalité " par l'image mais un moyen de " retrouver la saveur profonde, âcre " du réel. C'est bien pourquoi la relation instituée par Breton entre image et inconscient est étrangère à Reverdy ; pour lui, seul l'esprit juge de la " justesse " de l'image. La distance d'avec le surréalisme, le rejet de la toute subordination, le retirement à Solesmes en 1926 le conduisent à une vie de solitude, mais aussi de réflexion approfondie et sans concession sur son art. Antoine Émaz conclut justement que " c'est une éthique poétique d'une haute exigence [...] qui fonde l'unité si forte de son œuvre ".
Après la présentation d'Antoine Émaz, les contributions ne portent pas que sur la poésie de Reverdy. Ainsi Yves Charnet écrit autour de photos du poète par Mariette Lachaud et Brassaï. Pierre Chappuis, relisant poèmes et notes, insiste sur le refus de toute effusion : " Première l'émotion, mais dirigée, élevée au-dessus d'elle-même [...], vivifiée par l'intervention de l'esprit ". Ce qui s'accorde avec l'étude de Jacques Ancet sur le " poète fondateur " ; le lecteur de Reverdy est toujours dans l'espace de l'indéterminé : " On n'est plus dans la réalité - une description apprise faite de noms propres et de noms communs, d'écriteaux, d'affiches, de signes de toutes sortes - mais dans le réel, ce flux illimité où formes et visages, êtres et choses, se mêlent, se confondent comme les reflets sur l'eau du fleuve ".
Il faudrait citer d'autres approches, celle d'Emmanuel Laugier, de Jean-Patrice Courtois, de Gérard Titus-Carmel, qui se complètent heureusement. Insistons pour conclure sur ce qu'implique la pratique de Reverdy, mise en évidence par Serge Martin : " Il cherche au cœur de son travail solitaire et toujours résonnant de ses lectures, de ses correspondances, de sa vie, le plus vivant du langage, ce qu'il a titré Main d'œuvre parce qu'il y a du corps au travail autant qu'un art " manuel " - entendons certainement " corporel " au sens de Spinoza - dans et par le langage, le poème, l' " insaisissable ".
Triages, supplément : Vingt-trois poètes et REVERDY vivants, Textes réunis et présentés par Antoine Émaz, Tarabuste éditions, 23 €.
contribution de Tristan Hordé