On a commenté son génie, applaudi ses idées modernistes, vilipendé sa versatilité politique. Une chose est sûre : Le Corbusier aura passé sa vie à tenter d'inventer un environnement adapté à son époque et aux besoins de "l'homme nouveau". Alors qu'on commémore les 50 ans de sa disparition et que s'ouvre à la fin du mois, au Centre Pompidou, une rétrospective consacrée à son oeuvre, nous avons voulu en savoir plus sur le personnage privé et son rapport ambigu aux femmes, qui furent le sujet principal et quasi unique de sa peinture, sa deuxième passion. A travers elles, l'architecte apparaît tour à tour macho, amoureux, puéril et obsessionnel. Portrait intime d'un bâtisseur qui voulait changer les villes et la vie de ses contemporains.
Marie Jeanneret-Perret, la reine mère
Professeure de piano, native de La Chaux-de-Fonds, dans le Jura suisse, sa "petite maman" fait figure d'autorité suprême. Sa vie durant, l'architecte n'a qu'une obsession : la rendre heureuse et fière de lui. Ce qui, au vu des innombrables lettres qu'il lui adrese (où il lui dit tout de ses humeurs), a l'air d'être plus compliqué que de bâtir des immeubles en béton. A entendre Le Corbusier, Marie Charlotte Amélie Jeanneret-Perret avait une nette préférence pour son frère Albert, d'un an son aîné, violoniste et compositeur à la carrière très discrète. Dans sa correspondance, l'architecte regrette à maintes reprises qu'elle ne se passionne pas plus pour ses recherches et travaux, dont elle est toujours la première informée. Au lieu de quoi, sa mère passe son temps à se plaindre du chauffage défaillant de la villa Le Lac qu'il a construite pour elle sur les rives du lac Léman. En outre, elle déteste sa peinture et refuse d'accrocher une de ses toiles chez elle. Le coup de grâce. Il continuera toutefois jusqu'à la fin de ses jours à veiller sur sa santé et son confort. Obsédé par les chiffres ronds, Le Corbusier a toujours déclaré qu'elle était décédée à l'âge de 100 ans. Son héroïne avait en réalité un an de moins.
L'une des rares sorties officielles d'Yvonne au bras de son mari a eu lieu à l'occasion de l'inauguration de l'Unité d'Habitation de Marseille en 1952. Elle partage déjà la vie de l'architecte depuis trente ans. Pourtant, seul son cercle rapproché connaît l'existence de cette Monégasque fantasque, ancien mannequin et aide-couturière, dont la personnalité contraste avec l'image austère du calviniste helvétique. Il vivra près de dix ans avec elle, au 20 rue Jacob à Paris, avant de l'épouser et de l'installer au dernier étage de l'immeuble qu'il a construit rue Nungesser-et-Coli, dans un 16e arrondissement désert qu'elle a en horreur. Celle qu'il appelle Von ou Vonvon est une Méditerranéenne piquante qui blague à tout-va et interdit à son mari de parler d'architecture en sa présence. Accro au pastis, elle se dessine une bouche en forme de coeur et place des coussins péteurs sur les fauteuils de son salon. Son alcoolisme est notoire, comme son penchant à humilier Corbu en public. Dans une lettre à sa mère, ce dernier parle d'elle comme " d'un petit animal sauvage, ombrageux [...]. Avec ça, un cran tout spécial, une résistance, une violence que j'aime mieux que de l'asservissement." Malgré ses voyages incessants et ses échappées conjugales, Le Corbusier lui restera profondément attaché. A sa mort, en 1957, il s'effondre.
Avec Charlotte Perriand
" Ici, on ne brode pas des coussins." C'est avec ces mots que Le Corbusier renvoie, en 1927, Charlotte Perriand venue lui proposer ses services, du haut de ses 24 ans. Heureusement, l'homme change d'avis le lendemain, conquis par son stand au Salon d'Automne. Charlotte sera la seule et unique femme de l'atelier, situé dans un ancien couvent de la rue de Sèvres, à Paris. En charge du mobilier, elle conçoit la chaise longue basculante LC4 et cosigne la pièce avec Le Corbusier et Pierre Jeanneret, les deux associés de l'agence. Jusqu'en 1936, tout se passe bien. Elle fait siens les principes de Corbu, devient la compagne de Jeanneret, s'engage aux côtés du Front Populaire. Un peu trop, de l'avis de Le Corbusier, qui lui reproche de prendre la tête d'un groupe de jeunes gens d'extrême gauche voulant sa peau. La tension monte. Quand les Japonais lui proposent de venir travailler chez eux comme conseillère pour l'art industriel, cette femme libre n'hésite pas à larguer les amarres. A son retour en France, après la guerre, elle est rappelée par Le Corbu pour mettre au point la cuisine de l'Unité d'Habitation de Marseille, la seule chose de ce vaste projet qu'il préfère déléguer à sa "qualité de femme". Pour Pernette, la fille de la créatrice, " si Charlotte gardera une profonde admiration pour l'architecte, elle ne taira jamais les réserves qu'elle avait sur l'homme, capable du pire comme du meilleur".
Nul ne sait ce que cachent les fresques peintes par Le Corbusier dans la ville E-1027, chef d'oeuvre moderniste que l'on doit à l'énigmatique Eileen Gray et à son compagnon, Jean Badovici. Grand ami de Corbu, éditeur de la revue L'architecture vivante, ce dernier était aussi le propriétaire de la villa posée sur la falaise de Roquebrune-Cap-Martin. Il fera découvrir la maison et le terrain à l'architecte, qui s'y invitera régulièrement. A l'été 1939, alors que Le Corbusier y séjourne seul avec sa fmme, il décide de réaliser une grande fresque dans son style habituel "picassien" et coloré. Le résultat (deux femmes nues entremêlées), très loin de l'esthétique minimale de E-1027, fait depuis couler beaucoup d'encre. Peter Adam, le biographe d'Eileen Gray, rapportera que la designer " avait ressenti la chose comme un viol. Un homme, qu'elle admirait de surcroît, avait défiguré son oeuvre sans son consentement". Pour certains, Le Corbusier aurait revendiqué ce vandalisme. De ce scénario passionnel, la réalisatrice irlandaise Mary McGuckian a tiré un film, The price of desire (pas encore sorti en France, avec Vincent Pérez dans le rôle de l'architecte). Mais cette version des faits est remise en question par les spécialiste des deux créateurs qui réfutent la réaction brutale de Gray comme les intentions de Corbu. Une chose est sûre : grâce à cette villa, Le Corbusier aura découvert son coin de paradis. L'Etoile de Mer, le petit restaurant voisin, deviendra son point de chute favori avec sa femme Yvonne. Au point qu'il décide de construire un cabanon à côté, souvenir de sa cabine du paquebot Giulio Cesare. C'est là, en 1965, au pied de E-1027, qu'il se noiera dans la Grande Bleue, lors d'une de ses baignades quotidiennes. " Charlotte [Perriand] était passée le voir à Paris avant de s'envoler pour le Brésil, elle l'avait trouvé très affaibli, raconte Pernette, la fille de la créatrice. Il avait des trous de mémoire de plus en plus fréquents. Ce qui lui était très difficile à vivre au moment où, justement, ses grands projets commençaient à devenir réalité. Pour elle, Corbu était parti se baigner en prenant le risque de ne pas revenir."
Leur idylle ne serait-elle q'une légende ? Selon Nicholas Fox Weber, auteur de C'était Le Corbusier (éd. Fayard), l'architecte eut bien une relation avec Joséphine Baker, qu'il rencontrera en 1929 lors de son voyage prospectif à Buenos Aires. Il a 42 ans, elle a 23 ans. Déjà star à Paris, la mulâtresse du Missouri, qu'Anna de Noailles décrivait comme une "panthère aux griffes d'or", est en pleine tournée mondiale. Corbu tombe sous son charme. Il savoure "la force brute" de ses spectacles et établit même des parallèles avec sa nouvelle architecture, affranchie elle aussi des traditions. Sur le paquebot Giulio Cesare, qui les ramène de Rio à Bordeaux, il se rapproche d'elle. Au point de l'inviter à chanter dans sa cabine et de réaliser plusieurs croquis d'elle nue. Et après ? " Le Corbusier se serait peut-être un peu vanté de cette conquête, nous n'en avons pas de preuves réelles" note Olivier Cinqualbre, l'un des commissaires de l'exposition du Centre Pompidou. De son côté, l'architecte Michel Cantal-Dupart, auteur de l'ouvrage à paraître, Avec Le Corbusier : la merveilleuse et incroyable histoire du Louise Catherine (CNRS Editions), remarque qu'il avait une certaine fascination pour les homosexuelles, comme Joséphine. Mais aussi la femme de lettres Natalie Clifford Barney, sa voisine du 20 rue Jacob, et Winnaretta Singer, princesse de Polignac, qui lui commanda pour l'Armée du Salut, en 1929, le réaménagement de la péniche Louise Catherine. Celle-ci en cours de réhabilitation, ouvrira au public en 2016.