Magazine Culture

l'orpheline

Publié le 25 juin 2015 par Dubruel

~~d'après MADEMOISELLE PERLE , de Maupassant

Cette année, comme tous les ans, Je vais tirer les Rois Chez mes vieux amis Lavoye. Ils ont deux filles, Pauline, vingt ans Et Isabelle, dix-sept, Deux belles filles, fraîches, coquettes, Très bien élevées, Trop bien élevées. Jamais l'idée de les courtiser Ne m'était venue à l'esprit. C'est à peine si J'osais leur parler Tant je les sentais immaculées. J'avais même presque peur d'être inconvenant En les saluant.

Je dine chez les Lavoye le 15 août Et le jour des Rois. Ils invitent quelques amis le 15 août Mais je suis le seul convive le jour des Rois.

Comme tous les ans, Mlle Perle, Toujours aussi aimable, Siège en bout de table. J'étais habitué à voir Mlle Perle Comme on voit un vieux divan Sur lequel on s'étend Sans y prêter attention. Elle faisait partie de la famille Lavoye, Voilà tout ; mais comment ? Pourquoi ?

Mlle Perle était une personne retenue Qui s'efforçait de passer inaperçue Mais qui n'était pas insignifiante. On la traitait amicalement, Mieux qu'une dame de compagnie Moins bien qu'une parente. Je saisissais maintenant Une quantité de nuances variées Dont, jusqu'ici, je ne m'étais pas soucié.

Alors, pour la première fois de ma vie, Je dévisageais Mlle Perle et me demandais Ce qu'elle était. Je la regardais attentivement. Quel âge avait-elle ? Quarante ans ? Elle n'était pas vieille. Elle se vieillissait. Elle s'habillait, se coiffait, Se parait comme dans le temps Et pourtant, Ridicule, elle ne l'était point Tant elle portait en elle Une grâce simple, naturelle, Voilée, cachée avec soin. Comment Ne l'avais-je pas mieux observée avant ?

Coiffée de petits frisons, Elle avait un large front, Des yeux bleus, doux, timides, craintifs, Deux beaux yeux restés naïfs, Pleins des chagrins et des étonnements Qui avaient dû passer dedans, Les attendrissant sans avoir pu les troubler. Tout son visage était simple et discret. Et quelle jolie bouche ! Quelles jolies dents ! Je comparais ces traits, comme par amusement, À ceux de la maîtresse de maison, J'étais stupéfait de mon observation ! Mlle Perle était plus fine, plus noble, plus fière.

Au dessert, On apporta la galette des Rois. Comme chaque année, M. Lavoye sera roi.

Hé bien non ! En mangeant Une bouchée de ma part de gâteau, J'ai senti sous ma dent Une sorte de haricot. La surprise me fit dire : " Ah ! ". On me regarda. Pauline s'écria : " C'est François ! Vive le roi ! Vive le roi ! " Et reprit : -" Votre reine, veuillez la choisir. " Ne sachant que dire, Je souris Et tendis à Mlle Perle La minuscule porcelaine. Tous s'exclamèrent :

-" Vive la Reine !" La pauvre fille trembla, Et balbutia :

-" Mais non...non, pas moi. Je vous en prie,...pas moi... " Je vis que la famille Lavoye L'aimait beaucoup. On lui servit deux doigts de vin doux Et tout le monde cria :

" La reine boit ! La reine boit ! " Elle devint rouge et s'étrangla.

Dès que le diner fut achevé, Mon ami Lavoye me prit le bras. C'était l'heure de son cigare, Heure sacrée. Il m'emmena Faire un billard. Nous commençâmes la partie Mais la pensée de Mlle Perle Me rôdait dans l'esprit. Je demandai :

-" Est-ce une de vos parentes, Mlle Perle ? " Lavoye cessa de jouer Et, très étonné, me regarda : -" Comment, tu ne sais pas ? Tu ne connais pas l'histoire de Mlle Perle ? Ton père Ne te l'a pas racontée ? De plus, c'est singulier Que tu me demandes ça un jour des Rois ! "

-" Pourquoi ? "

-" C'était il y a quarante ans, Quarante et un an très précisément Aujourd'hui, jour de l'Épiphanie. Nous habitions alors en Normandie. J'avais quinze ans, je crois... Oui, puisque j'en ai cinquante-six. Ce souvenir me trouble l'esprit. Pardon. Nous allions fêter les Rois Et nous étions très gais ! Tout le monde attendait le déjeuner Quand mon frère Thomas Dit : ''-Il y a un chien qui hurle là-bas...'' Il n'avait pas fini de parler Qu'on sonnait À la porte du jardin. On dépêcha un domestique au portail. Mais il revint Et affirma qu'il n'avait rien vu d'anormal. '' L'un de nous dit :

- "Un chien aboie au loin, pourtant, Allons le chercher Et essayons de le trouver." Nous avons traversé le petit champ Qui longe la maison Et à mesure que nous avancions, La voix du chien devenait plus claire. Mon oncle cria bientôt : ''Le voilà !'' Et mon père s'exclama : ''-Regardez, là, derrière, Il y a une carriole d'enfant '' Il souleva la couverture doucement Et prit dans ses bras le bébé qui y dormait. ''

-"Tu seras des nôtres, pauvre abandonné ! C'est sans doute sa maman Qui, toute à l'heure, sonnait pitoyablement. Bon, nous enquêterons'' Le bébé était une fille d'un mois environ. Ses parents étaient étrangers au pays Car, sur eux, nous n'avons rien appris, Jamais rien. Et personne ne reconnut le chien. Nous avons déclaré et baptisé le bébé Sous le nom de Perle. C'est ainsi que ma mère L'avait surnommée. Voilà comment à l'âge d'un mois, Mlle Perle entra chez les Lavoye. "


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Dubruel 73 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazine