Que s'est-il passé à Medellín il y a quatre-vingt ans ? Revue de presse francophone [Troesmas]

Publié le 24 juin 2015 par Jyj9icx6

Comoedia était un journal spécialisé dans l'actualité du spectacle
Ce que raconte l'article sur la vie de Gardel est presque drôle tant c'est faux
Le 0,25 en haut à droite c'est le prix en francs.
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Le lundi 24 juin 1935, dans l'après-midi, un drame s'est joué sur le vieil aérodrome de Medellín, aujourd'hui désaffecté et transformé en lieu de mémoire consacré à Carlos Gardel. Quatre artistes ont trouvé la mort : Carlos Gardel, son partenaire de création, le poète et scénariste Alfredo Le Pera, les guitaristes Guillermo Barbieri, à qui on doit entre autres la partition du merveilleux tango Anclao en París, et Angel Domingo Riverol. Sont morts aussi d'autres collaborateurs de Gardel, dont son secrétaire francophone. Le troisième guitariste, José María Aguilar, fut grièvement blessé. Soigné dans un hôpital colombien, il vécut jusqu'en 1951 continuant même sa carrière de musicien, avec deux doigts en moins et des souvenirs très confus de l'accident qui avait coûté la vie à Gardel et en fit un interviewé très recherché par la presse à sensation.


L'Intransigeant, du 26 juin 1935
Un article bien intentionné mais très mal informé !
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Remarquez la confusion entre bandonéon et accordéon...


La nouvelle, diffusée par l'agence Havas, depuis Panama, n'atteignit Paris que le surlendemain dans la nuit du mardi au mercredi. Ce qui fait qu'il fallut attendre les premières éditions du 26 juin pour apprendre la nouvelle, incroyablement déformée. On croyait lire des informations sur le tango et ses artistes dans la presse d'aujourd'hui qui continue de confondre allègrement tango et gauchos, Buenos Aires et pampa, je vous en passe des vertes et des pas mûres. La rédaction est approximative, les faits sont très peu et très mal vérifiés, les mêmes contenus (et les mêmes erreurs) se répètent d'une publication à l'autre. Le tout est d'une grande médiocrité journalistique.

L'Echo de Paris a obtenu l'information à travers son correspondant à Londres
Comme sous la Restauration, quand les journaux français lisaient les gazettes britanniques pour savoir quoi dire sur les événements en Amérique du Sud...
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C'est néanmoins très intéressant : voyez le choix des morceaux du répertoire de Gardel : il est exécrable. Les chroniqueurs français citent les tangos dont le moins que l'on puisse dire est qu'ils n'ont pas marqué la discographie de l'artiste en Amérique du Sud. S'il est normal de ne pas trouver dans la presse française du 26 juin 1935 Volver, El Día que me quieras ou Por una cabeza,  créés dans des films tournés à New York en 1934 et 1935, qui ne sont jamais sortis commercialement de ce côté-ci de l'Atlantique (sinon très récemment en format DVD), il est significatif que personne ne cite ni Mi noche triste, ni Mano a Mano, ni Anclao en París, ni Milonga sentimental, ni Esta noche me emborracho qui faisaient partie de ses tours de chant en France. Même Silencio, le plus français de ses tangos, composé en 1932 en souvenir des morts de la Grande Guerre, n'a pas été retenu. Pourtant, c'est une chanson puissamment émouvante !

Paris-Soir, à la même date, en deux entrefilets.
Ci-dessus la nouvelle elle-même
Ci-dessous, un micro-portrait du disparu

et pour une fois, l'article est signé
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Vous constaterez aussi qu'en France, toute la presse est au courant que Gardel était français et l'apprend à l'occasion aux lecteurs. Il est fort improbable que les journalistes aient découvert l'information dans la dépêche d'agence annonçant le drame et diffusée depuis le Panama : l'Amérique latine n'a rien su de la naissance de Gardel à Toulouse avant la lecture de son testament (il le déclare sans ambiguïté) et au cours des procès qui ont été intentés en Uruguay pour en contester l'authenticité (l'Uruguay voulait obtenir que le corps du chanteur soit enterré à Montevideo puisque ses papiers officiels le disaient né à Tacuarembó et non pas à Toulouse, comme cela est clairement attesté depuis longtemps, n'en déplaise aux amis Uruguayens).
Or à Paris, toute la presse sait visiblement la vérité depuis de nombreuses années et a gardé jusqu'alors un silence complice. En effet, dès 1924, Gardel se rend à Toulouse et visite sa famille maternelle (il ne connaît pas sa famille paternelle). Toute la Ville Rose est au courant et reçoit l'enfant du pays à bras ouverts : une foule incroyable l'attend à la gare de chemin de fer. C'est qu'il vient de triompher à Madrid et Barcelone et on sait par sa mère, qui en est très fière, que "là-bas, à Buenos Aires" il est une énorme vedette depuis une dizaine d'années. L'info est donc remontée tout naturellement à Paris où Gardel parvient à se produire assez vite, avec un succès immédiat et mémorable, avant de revenir à plusieurs reprises dans la Ville Lumière avec un succès jamais démenti. Cette révélation de sa nationalité occultée (1) va même très loin puisqu'au moins un journaliste en arrive même à croire que Carlos Gardel est l'un de ces faux Argentins qui avaient surgi à Paris après son succès de 1924, onze ans plus tôt, pour se faire connaître en profitant de l'effet d'aubaine et qu'il aurait fini par aller s'installer à Buenos Aires lorsque la mode du tango était passée en France. Le monde à l'envers !

Le Matin
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Les articles, tous publié en une malgré tout, témoignent enfin de la disparition complète de cette grande vogue que le tango avait connue dans les Années Folles lorsqu'il régnait en maître sur la nuit parisienne au lendemain de la Grande Guerre, notamment dans les cabarets argentins de Montmartre (il en allait de même à Marseille). En effet, tandis que l'Europe subit le contrecoup de la Grande Dépression des Etats-Unis et n'a plus l'esprit à s'amuser du pittoresque exotique de ces établissements, en 1934-1935, à Buenos Aires même, le tango est plongé dans une crise profonde, qui sembla annoncer sa mort. Le pays tout entier se trouve dans une triste situation politique, sous la coupe du premier gouvernement putschiste d'une longue série de coups d'Etat militaires qui viennent interrompre un processus démocratique : en septembre 1930, l'Argentine est entrée dans la Década Infame, la "décennie ignoble", avec un coup d'Etat conduit par une faction fascisante de l'armée, qui a renversé le président constitutionnel Hipólito Yrigoyen (UCR) et s'est imposée par la terreur en faisant fusiller un grand nombre d'anarchistes et en jetant en prison les démocrates, dont le poète de tango Homero Manzi, alors militant radical (UCR) et grand admirateur de Yrigoyen. Le coup d'Etat est appuyé par la Grande-Bretagne, qui, en pleine dépression, lorgne déjà sur les réserves d'hydrocarbures qu'on vient de trouver en Patagonie et elle est secondée par les Etats-Unis avant qu'ils ne la supplantent au lendemain de la seconde Guerre mondiale. Le tango a cédé le pas à des danses venues du nord, comme le fox-trot qui fait fureur dans les cabarets de Buenos Aires. La mort de Gardel peut être interprétée par les contemporains, et c'est visiblement l'analyse des journalistes parisiens, comme le coup de grâce qui achève la "musique des pampas" comme on dit à Paris ("pampas", mon œil ! Il n'y a pas plus citadin que le tango, surtout à l'époque). Il faudra donc le coup de génie de Juan D'Arienzo en 1936 pour relever le genre moribond grâce à cet extraordinaire arrangement de La Cumparsita que l'on doit à son partenariat avec son pianiste historique, Rodolfo Biaggi.

Le Petit Journal
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Ces deux années de profonde dépression tanguera sont aussi celles de la grande tournée mondiale de Carlos Gardel, qui se produit alors principalement à New-York, en Espagne et en France, où il a déjà fait de nombreuses apparitions et où il a tournée à Joinville-le-Pont en 1932 Las Luces de Buenos Aires avec une distribution digne d'un Sacha Guitry de l'après-guerre. En 1935, Carlitos effectue un long parcours de retour en Amérique latine, en commençant par Puerto Rico et Cuba puis par l'Amérique centrale, où il souffre beaucoup des conditions climatiques.

Le Petit Parisien
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A noter que Le Figaro n'a pas consacré une seule ligne à l'événement pas plus que L'Humanité (beaucoup trop préoccupée par ce qu'il se passe en Allemagne et en URSS) ou La Croix (un journal d'extrême-droite à cette époque et donc très hostile aux "métèques" que sont ces artistes argentins supposés de mauvaise vie). Le Monde et Libération n'existent pas encore. Les journaux qui ont parlé de la disparition de Carlos Gardel ont tous disparu depuis.

Le Temps, du 26 juin 1935. Le seul quotidien parisien qui met l'info en page 2
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Les autres journaux choisis sont des quotidiens suisses...
Le 24 juin, le chanteur est à environ trois semaines de la fin de cette éprouvante et trop longue tournée, qu'il est bien décidé à ne plus répéter. Sa mère, en vacances dans sa famille à Toulouse, s'apprête à quitter son frère et ses neveux pour retourner à Buenos Aires où son fils et elle prévoient de se retrouver dans leur maison de la rue Jean Jaurès aujourd'hui transformé en musée, le Museo Casa Carlos Gardel.

La Gazette de Lausanne du 26 juin 1935
L'article paraît en page 2
Le ton est très différent et aucune mention de la nationalité de Gardel
En étant plus factuel et moins sensationnel, l'article est plus exact
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Ce lundi, Carlos Gardel quitte Bogotá où il a chanté la veille au soir, dans un concert retransmis en direct à la radio, et s'envole pour Calí où il est attendu dans la soirée. C'est seulement son deuxième voyage en avion et le moins qu'on puisse dire est qu'il n'est guère rassuré. Il faut dire qu'en 1935, il faut être diablement audacieux pour prendre un tel coucou et voyager dans des conditions d'inconfort dont nous n'avons plus aucune idée. L'avion que son agent a affrété pour lui et ses collaborateurs et partenaires doit faire une escale technique à Medellín, sur un aérodrome où soufflent des rafales de vent imprévisibles redoutées par les aviateurs. Et c'est ce qui va se passer à un moment où deux avions vont se croiser sur la piste, arrivant l'un et l'autre en sens inverse. Les deux appareils ont fait le plein de carburant, le choc déclenche aussitôt un incendie que les pompiers colombiens ne pourront maîtriser qu'au bout de plusieurs heures.

La Tribune de Genève du 27 juin 1935
Le journal s'adresse à un lectorat déjà bien au courant
Il y fait allusion à un coup de feu qui va faire naître en Argentine les fables les plus invraisemblables sur les causes de la mort de l'idole !
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Carlos Gardel n'avait pas encore 45 ans. Son parolier Alfredo Le Pera, avec qui il travaillait depuis trois ans, les plus féconds de sa courte carrière, n'avait que 35 ans. Ils furent tous enterrés le lendemain à Medellín et, grâce aux pressions diplomatiques et à l'émotion populaire, le corps de Gardel put être rapatrié à Buenos Aires dès l'année suivante (2), pour être enterré en février 1936 au cimetière de la Chacarita.
Le 24 juin, pendant l'escale à Medellín, il a été reconnu par les rares voyageurs qui choisissent la voie des airs. Des photos ont été prises. Elles le montrent fatigué (il y a de quoi après des mois de travail intensif et un premier vol éprouvant dans le climat colombien auquel l'Argentin n'est pas habitué). Sur quelques unes, on le devine préoccupé (l'avion lui fait peur). Sur la plupart, il arbore malgré tout ce sourire éclatant qui a tant fait pour sa légende...
Comme le redisent nos bons auteurs qui lui rendent hommage de nos jours, il "entre dans l'immortalité".
Dans La última tentación de Gardel, où il identifie l'artiste au Christ de Gethsémani (tel qu'il avait été revu et corrigé par le film La dernière tentation du Christ), le poète Alejandro Swarcman se souvient de ces photos émouvantes et de cet accident mythique quand il écrit dans la seconde strophe :
Quisiera alguna vez dejar de ser Gardel (3) huir de mí... Tal vez no ser eterno Envejecer... (4) Cantar peor que ayer, (5) bajarme del avión y nunca más partir. Alejandro Swarcman J'eusse aimé l'une ou l'autre fois cesser d'être Gardel (3) fuir loin de moi... peut-être n'être pas éternel Vieillir... (4) Chanter moins bien qu'hier (5) descendre de l'avion et ne plus jamais partir. (Traduction Denise Anne Clavilier, © Editions du Jasmin, Barrio de Tango, recueil bilingue de tangos argentins, p 212)
Pour aller plus loin : vous pouvez tout d'abord, en français, consulter les bons livres comme on dit vulgairement (j'en ai publié quelques uns, dusse ma modestie en souffrir) et si vous lisez l'espagnol, vous lirez avec intérêt le très complet dossier disponible sur Todo Tango, avec un article sur ce qu'il s'est passé à Medellín dû à la plume du regretté poète gardélien et uruguayen Ricardo Otsuni.
(1) Il s'agit en fait de sa nationalité de naissance car il s'était fait naturalisé argentin en 1924. Certes avec des documents falsifiés (mais il n'avait pas d'autre solution viable) et les papiers qu'il portait sur lui à sa mort était des papiers authentiquement délivrés par un consulat argentin. Il avait grandi en Argentine depuis l'âge de 2 ans et demi. Avant son succès de 1924, Carlos Gardel n'avait reçu de la France que le mépris que les bonnes gens réservaient alors aux enfants naturels et aux filles mères. C'était un pays qui la traitait très mal que Berthe Gardés avait quitté avec son bébé dans les bras en s'embarquant à Bordeaux en février 1893. (2) A cette époque, la loi colombienne interdisait le transfert des corps pendant plusieurs années après la première inhumation pour des raisons que les conditions géographiques et climatiques propres à ce pays permettent de comprendre à une époque où les techniques sont encore insuffisantes pour que ces opérations soient réputées sans danger sanitaire pour la population. (3) Il y a là un jeu de mot. En Argentine, ser Gardel, cela veut dire "être parfait". (4) Souvenir littéraire de Milonga para Gardel, que l'on trouve à la page 203 de Barrio de Tango, recueil bilingue de tangos argentins (Editions du Jasmin). (5) Un dicton populaire portègne (et argentin plus largement) dit de Gardel que Cada día canta mejor – "de jour en jour, il chante de mieux en mieux". Les Argentins apprécient d'autant plus son talent que le temps passe, un peu comme ce qu'il nous est arrivé à nous, en français, avec les artistes du Grand Siècle qui impriment leur marque sur toute notre histoire esthétique.