Compte rendu Soirée Off-Cells, 16 mai 2015, Natacha Muslera, poète vocale
« Vous pouvez maintenant aller vous désaltérer au bar »,première phrase entendue en français après mon retour de voyage (le concert a démultiplié le temps). J’entends ma langue, et après avoir quitté mon fauteuil, au bar justement, je l’entends plus forte qu’avant cette langue que je comprends. « Si tu as été bouleversée, ce n’est peut-être pas le moment ». Pas le moment de parler. Sûrement le moment d’écrire à présent, c’est ce qu’elle a dit, la poète vocale, quand j’ai pris son adresse : « C’est bien d’écrire ».
À « la Livery », ce samedi 16 mai, (Marseille, métro Jules Guesde, à droite, à droite, à gauche), la soirée est éclairée à la bougie et quelques discrètes lumières de spectacle. Dans ce lieu privé de la marionnettiste Mafalda da Camera, chaque soirée, souvent des concerts, a un caractère un peu exceptionnel, presque cérémonial. On peut s’y asseoir sur une chaise en bois, mais également rester au bar, s’allonger sur un tapis persan, marcher en écoutant. Ici, pas de ceinture de sécurité pour voyager. Ce soir, si l’on ne demande pas au public « éteignez vos téléphones portables », c’est parce qu’on enregistre.
Côte à côte, j’aurais aimé qu’ils soient plus proches encore, les yeux fermés, ils nous ont conduits à travers une improvisation : Natacha Muslera, poète vocale, et Michel Doneda, saxophoniste soprano et improvisateur. « Je voudrais prendre votre adresse, car je souhaiterais écrire sur ce concert. Bien sûr j’aurais des questions à vous poser mais vous êtes occupés ce soir et je crois que je peux écrire sans réponses. » Avec des questions.
Natacha Muslera, pourquoi vous définissez vous comme poète vocale, et pas comme chanteuse ? Pourquoi, d’après vous, votre travail a trait à la poésie ? Je suis moi même passionnée par cet art, et j’ en aurais bien mon idée. J’assiste à beaucoup de soirées de poésie plus classiques mais ce soir, oui, j’ai découvert une langue étrangère, le propre de la poésie, à mon humble avis. Étrangère, à entendre au sens d’inconnue, plus qu’incompréhensible, et je me réfère ici au précepte de René Char dans l’argument au Poème pulvérisé : « Comment vivre sans inconnu devant soi ? »
La soirée se poursuit avec un dialogue entre un danseur, Robin Decourcy, et une anthropologue, Laetitia Merli, autour du ___________, le mot est sans cesse laissé en suspens. À la table, comme de nombreux poètes lisent leurs textes, l’anthropologue lit au micro des extraits d’articles sur le ___________ «… Le_________ accomplit un voyage entre les différents mondes pour entrer en négociation avec les esprits… » tandis quele danseur danse (évidence pas toujours frappante sur la scène de la danse contemporaine).
« Si tu as été bouleversée, ce n’est peut-être pas le moment ». Au bar, entre les deux propositions artistiques, un ami qui n’a pas aimé le concert me parle, je lui réponds : « C’était pour moi très loin de la musique dont tu parles, une musique que tu qualifies d’intellectuelle : brisant cérébralement l’harmonie, cassant le souffle, réfrénant l’instinct, agressant gratuitement nos sens. De cette musique là, l’aspect expérimental est, il me semble, le seul point en commun avec ce que nous venons d’entendre. » Une véritable transe. À l’anthropologue de s’expliquer sur le phénomène : « un vortex auditif et visuel se forme autours de nous dont il devient impossible de se défaire. »
À côté du bar, dans l’alignement des deux musiciens aux yeux fermés, un homme aveugle les écoute. Un tourbillon se creuse, induit par le champ magnétique créé par les deux artistes. La musique s’écoule à travers les corps en présence : musiciens, auditeurs. Il est amusant de noter que Natacha Muslera parle d’une pratique du chant dite « à l’aveugle ». C’est dans ces instants que l’on peut peut parler de communion. Et, comme nous l’indique le danseur, répondant à l’anthropologue, tout en continuant à danser, la question de la croyance est indépendante de l’état de transe. Libre à chacun d’explorer l’inconnu.
Le lien qui unit la programmation de cette soirée est plus un état d’esprit (pourquoi ne pas dire un état de corps ?), qu’une alliance de discipline commune. L’approche globale est physique. C’est ainsi que Natacha Muslera mobilise son instrument voix, avec tout son corps, comme une danseuse, comme une _________. Alors que les dernières décennies sont très marquées par un art conceptuel, une poésie parfois très mentale, Natacha Muslera plonge littéralement dans l’inconnu du souffle avec son collaborateur saxophoniste. Ensemble, ils se livrent à une expérience dite « libre ». Avec des techniques de chant très diverses : de la technique du chant classique et contemporain occidental, à la technique indienne (hindoustanie), à la pratique polyphonique, tonale et atonale, l’artiste ouvre avec sa voix un espace plus large que l’espace habituel.
Écrire avec des questions, dans la critique, comme dans la création. Natacha Muslera, vous qui vous situez dans le champ de la poésie, je serais curieuse de connaître vos références en poésie écrite. Dans ma contrée, nous cherchons des médiateurs symboliques entre les différents mondes, qui puissent écrire en dansant comme vous le faîtes en chantant.
(Sacha Steurer)
Site de Natacha Muslera
Extrait création duo voix et électroniques
René Char, « Le poème pulvérisé » in Fureur et mystère, Paris, Gallimard, 1967