Selon le « collectif pour l’éradication du travail des petites bonnes », entre 60 000 et 80 000 fillettes de 8 à 15 ans sont exploitées comme domestiques au Maroc. Une forme de traite humaine perdurant dans ce pays demeuré très inégalitaire, et qui touche la majorité des pauvres. Comment en est-on arrivés là ? Et comment s’en sortir ?
Appréhender un tel phénomène n’est pas chose aisée, mais l’on peut structurer les principaux déterminants autour de deux aspects : l’offre et la demande du travail domestique. Du côté de l’offre, le chômage (9,9% en 2014) et son corollaire la pauvreté (15% en 2014), conduisent les parents à devenir incapables de subvenir aux besoins de base de leurs enfants, ce qui les contraint à donner leurs petites filles à des familles plus aisées afin, d’une part, de se décharger du fardeau de subvenir à leurs besoins, et d’autre part, avoir un revenu supplémentaire, quoique modeste, pour être capable d’assumer la charge des autres enfants. Dans les familles nombreuses, les parents en position de faiblesse n’ont pas vraiment les moyens de négocier des conditions dignes pour l’accueil de leurs filles, ce qui explique aussi que les familles d’accueil ont tendance à abuser de leur pouvoir, surtout devant le silence des petites filles. Celles-ci deviennent en quelque sorte le bouc émissaire de l’incapacité des parents à assumer leurs responsabilités. La rareté des opportunités d’emplois et d’activités génératrices de revenus, rend le travail des petites filles dans les villes inéluctable. L’endettement des parents les pousse à donner leurs filles sans se préoccuper des conditions de leur travail.
Par ailleurs, l’analphabétisme des petites filles (53% des analphabètes) résultant de leur exclusion de la scolarisation, limite l’horizon des opportunités à leur disposition, ce qui rend le travail dans les foyers des autres « une opportunité ». La division sexuelle du travail (hommes à l’extérieur/femmes à l’intérieur), enracinée encore dans la société marocaine, justifie encore cette situation aux yeux de plusieurs personnes, puisque d’après eux la cuisine est le lieu « normal » pour la gente féminine. Et ce n’est pas le chef du gouvernement marocain, M. Benkirane, qui dira le contraire.
Cette culture résultant de l’ignorance des familles a « normalisé » le travail de la « fille mineure ». Elle a permis même, vu le contexte de rareté, de la considérer comme une source légitime de revenu complémentaire. Certains parents y voient même une chance pour leurs petites filles car elles vont être sauvées de la misère et ça leur ouvrira d’autres portes, notamment celles du mariage. Le statut des jeunes filles inférieur à celui du garçon, dans un pan important de la société marocaine, accentue sa vulnérabilité et les rende sujette à tous les « débordements » et à tous handicaps sociaux (déscolarisation, exploitation).
Du côté de la demande, si aujourd’hui les petites filles, de parents pauvres, sont sollicitées c’est parce que le mode de vie des Marocains a évolué. Ainsi, le taux d’urbanisation est passé à 60%, ce qui implique un changement dans la division du travail entre les hommes et les femmes. Ces dernières se retrouvent de plus en plus à travailler à l’extérieur et n’ont plus suffisamment de temps pour assurer certaines tâches ménagères. Le besoin croissant pour les femmes d’avoir un «substitut» domestique qui permet à un plus grand nombre d’entre elles d’accéder au marché du travail, mais aussi de permettre à d’autres filles de poursuivre tranquillement leurs études, a accru la demande de bonnes. Un besoin qui a été amplifié par l’absence d’horaires aménagés pour qu’elles puissent assurer quelques tâches domestiques, mais aussi par la rareté des crèches, le déficit dans des services aussi comme le transport scolaire. Autrement dit, la femme marocaine n’est pas du tout aidée logistiquement parlant, d’autant qu’elle n’a pas toujours les moyens d’acquérir les équipements électroménagers lui permettant de gagner en temps et en énergie.
Si les facteurs susvisés expliquent les raisons d’être du travail des petites bonnes, c’est le vide juridique qui permet à des familles de les exploiter. L’absence de contrat explicite entre les parents et la famille d’accueil ouvre la porte à tous les abus et fragilise la position des petites filles, qui deviennent soumises au bon vouloir et parfois aux pires sévices de leurs employeur(e)s. Aussi, l’absence de définition de la traite des personnes en droit interne ne peut permettre de sanctionner ces abus et encourage l’impunité. Le manque de protection juridique des petites filles qui subissent cette exploitation, les dissuadent de révéler les sévices qu’elles subissent. D’où la nécessité, de mettre en place une loi spécifique définissant la traite des personnes, car le code du travail marocain laisse en dehors de son champ d’application le travail domestique dont les conditions d’emploi et de travail doivent être fixées par une loi spéciale (article 4). Après la publication du code de travail, la loi spéciale prévue par le code n’a jamais vu le jour, alors que des agences de placement du personnel de maison commencent à s’installer au Maroc en l’absence de réglementation de la profession. De même, le code ne régit pas le travail informel qui constitue avec le travail à domicile les domaines privilégiés du travail des mineurs, notamment les filles pour le travail à domicile et les garçons dans les ateliers. Il est besoin d’une loi qui interdit le travail des mineurs. Elle doit être accompagnée bien évidemment d’un grand travail de sensibilisation de tous les maillons de la chaine judiciaire et toutes les parties prenantes afin de la rendre effective.
Parallèlement à cette loi, il est bien évidemment incontournable de traiter les facteurs qui favorisent l’offre et la demande du travail des petites bonnes. La scolarisation des filles est incontournable pour leur offrir des perspectives d’emploi plus intéressantes que les tâches ménagères. La lutte contre la pauvreté dans le monde rural est une nécessité pour permettre aux parents de subvenir aux besoins de leurs enfants. De même, fournir aux femmes qui travaillent la logistique et les prestations sociales leur permettant de concilier leur vie professionnelle avec leur vue personnelle, est une nécessité. Enfin, pour un suivi efficace et un ajustement des mesures à prendre, un observatoire de ce phénomène est incontournable.
Somme toute, le travail domestique n’est pas à combattre en soi, mais c’est contre le travail domestique assuré par des filles mineures et toutes les formes d’exploitation qu’elles subissent, qu’il faudrait lutter.
Hicham El Moussaoui Maitre de conférences en économie à l’université Sultan Moulay Slimane (Maroc) & Siham Mengad, docteur en droit public. Le 24 juin 2015