Artiste de l’abstraction
Rapidement, les mots ne suffisent plus. Elle passe au tableau, le tampon effaceur dans une main, la craie dans l’autre, et dessine des figures géométriques à côté de calculs savants. Claire Voisin, directrice de recherche à l’Institut de mathématiques de Jussieu, à Paris, est spécialiste de géométrie algébrique. Plus particulièrement, elle travaille sur l’étude de la « topologie des variétés algébriques complexes ». Pour faire découvrir son domaine, elle esquisse une sphère qu’elle découpe en sortes de triangles aux arêtes courbées, comme s’ils avaient été déformés après avoir épousé la surface rebondie. Résultat : on peut recouvrir une sphère avec des triangles, eux-mêmes « faces » d’une pyramide, par exemple. « Topologiquement parlant, commente la chercheuse, une sphère et la surface d’une pyramide sont donc identiques. Même si dire de pareilles choses est une aberration du point de vue de la géométrie algébrique… », précise-t-elle aussitôt. De l’une à l’autre figure, il y a donc un tour de passe-passe mathématique dont on ne comprendra ni les commentaires ni le vocabulaire : homéomorphisme, simplexe, surface de Riemann, transcendant… Mais l’idée générale est là : un passage entre le « topologique », l’« algébrique » et la « géométrie complexe », une « multiplicité de perspectives sur un même objet » grâce à des approches mathématiques différentes. « C’est ça qui est passionnant dans mon travail, ce va-et-vient permanent entre plusieurs géométries et plusieurs types d’outils afin de démontrer des résultats dans l’un ou l’autre des domaines », poursuit-elle, l’air sérieux et la voix basse, le regard dans le vide. Elle a tout du mathématicien tel qu’on l’imagine souvent, perdu dans ses pensées, à des kilomètres au-dessus de la capacité d’abstraction de ses congénères. D’ailleurs, si pour elle les mathématiques ont toujours été une évidence, du collège où elle potassait déjà les cours de terminale à l’École normale supérieure puis en thèse, elle sait qu’elle parle une langue presque étrangère pour le commun des mortels. Pas facile de la suivre. Même pour les étudiants en DEA de mathématiques auxquels elle tente, lors d’une poignée de cours par an, « d’exposer ces superbes idées » et qui prennent régulièrement la poudre d’escampette… « Il est très frustrant de ne pas pouvoir expliquer à tous les choses qui me tiennent à cœur dans mon travail et mes recherches… », regrette-t-elle. Des six mois durant lesquels elle exerce le métier d’enseignant, juste après son agrégation, elle garde d’ailleurs « un souvenir cauchemardesque ». « Entrer au CNRS m’a sauvée ! », plaisante-t-elle. Devenue chercheuse à temps plein à 24 ans, elle peut enfin se consacrer à la géométrie algébrique – l’étude des propriétés des ensembles définis par des systèmes d’équations algébriques –, au cœur des mathématiques les plus abstraites. « Il y a un élan créatif en mathématiques, tout est mouvant et cherche à s’exprimer », confie-t-elle. Rien à voir avec ces « ennuyeuses » mathématiques, « mortes » et « desséchées », enseignées jusqu’en terminale où les cours enchaînent « définitions, propriétés et théorèmes » selon une méthode « toujours sous contrôle, comme sur des rails », et qu’on applique à « de simples exercices de logique ». ...
Charline Zeitoun ; Extrait du journal du CNRS