(feuilleton) Terre inculte, par Pierre Vinclair, n°23, And

Par Florence Trocmé

En plein accord avec Pierre Vinclair, Poezibao a choisi de suspendre, après ce vingt-troisième épisode, la publication de ce feuilleton. Il reprendra en septembre

23. And 
 
She turns and looks a moment in the glass,  
250   Hardly aware of her departed lover;  
Her brain allows one half-formed thought to pass:  
'Well now that's done: and I'm glad it's over.'  
When lovely woman stoops to folly and  
Paces about her room again, alone,  
255   She smoothes her hair with automatic hand,  
And puts a record on the gramophone. 
 
23. 1. Ce fragment continue le précédent. Tirésias nous rapportait en effet la dernière fois le quasi-viol d’une secrétaire par un agent immobilier, dans une Londres sordide perçue depuis l’Hadès.  
 
23. 2. J’ai commencé en 20. 3. à réfléchir à la question de la sauvagerie comme vertu littéraire.  
 
23. 2. 1. J’ai notamment avancé que la traduction mot à mot pouvait avoir la vertu de redonner dans la langue d’accueil un « effet de sauvagerie » que le texte avait – pour d’autres raisons, liées à sa sincérité – dans la langue source. Le mot à mot créerait une forme de brutalité qui rejouerait la sauvagerie de la sincérité. Mais alors – en 20. 3. – je n’avais pas vraiment expliqué pourquoi cette identification était possible. Or, après réflexion, il me semble que la fidélité serait une logique causale parmi d'autres, qui frapperait de biais les règles du genre, pour produire un effet de sincérité
 
23. 2. 2. Voilà comment on peut se représenter les choses : on appelle nécessité la propriété d'un texte dont l'effet de sincérité laisse penser que quelque chose à court-circuité les règles génériques (rhétoriques). Mais on peut imaginer d'autres logiques causales. La traduction mot à mot peut créer ce genre d'effet ; l'important est que le court-circuit des règles génériques ait un aspect unifié (style second, le style premier étant l'effet global unifié du texte final) car un déplacement « random » des règles génériques aurait juste un effet d'arbitraire. La traduction mot à mot, si elle exprime une règle causale et n'est pas « random », peut rejouer, au niveau du texte traduisant, la nécessité qui donne au texte traduit son effet de sincérité.  
 
23. 3. Quoi qu’il en soit, ce passage-ci ne pose pas semble-t-il plus que le précédent de difficulté de traduction ; narratif, il est relativement clair et correspond davantage, d’ailleurs, à de la prose coupée (on y reviendra en 25.). C’est d’autant plus le cas que le registre est familier et les enjambements rares.  
 
23. 3. 1. Dans Idée de la prose, Agamben faisait de l’enjambement le propre du poème, dans la mesure où il introduit un décalage entre la logique du vers et la logique de la phrase (décalage que ne connaît pas la prose).  
 
23. 3. 2. Dans ce cadre, c’est ici le vers 253 qui seul tient le poème, et le fait échapper à de la « simple » prose coupée : 
 
When lovely woman stoops to folly and 
 
23. 3. 3. Or, ce vers (en tout cas sa plus grande partie : « When lovely woman stoops to folly ») est emprunté à The Vicar of Wakefield. Jusqu’à présent, j’avais plutôt choisi de traduire les vers intertextuels, et ne comprenais pas pourquoi Leyris décidait de ne pas les traduire. Mais j’ai rencontré deux problèmes. 
 
23. 3. 3. 1. D’une part, si je traduisais en français les citations anglaises, on risquait de ne plus voir qu’il s’agissait de citations (alors même qu’Eliot le soulignait en notes) ; mais si je ne les traduisais pas, je créais, en faisant coexister français et anglais, une situation de polyglossie – et donc sans doute un effet de disjonction du sens – n’existant pas dans le texte original.  
 
23. 3. 3. 2. D’autre part, je ne savais pas quoi faire des citations des textes français : si je les laissais dans leur langue originale, je perdais (puisque ma traduction est en français) l’hétéroglossie pourtant voulue dans ce cas par Eliot ; si je les traduisais artificiellement en anglais, ou si je leur trouvais un équivalent dans cette langue (comme je l’ai fait avec une citation de Baudelaire, que j’ai remplacée par un vers de Poe, à la fin du chant I), j’en modifiais la valeur de citation. J’ai donc fini par simplement les redonner telles quelles, entre guillemets (voir 19. 3. 2. 1. 1.).  
 
23. 3. 3. 3. Finalement, il me semble que la solution la plus simple est de redonner les citations anglaises telles quelles, et les françaises aussi, en n’y changeant rien à chaque fois. Ce faisant, on crée de l’hétéroglossie où il n’y en a pas, mais on en perd aussi là où il y en a. Globalement, cela se compense au niveau de l’effet global (voir 19. 3. 3.). 
 
23. 3. 3. 4. Une telle solution a l’avantage de traiter ces citations comme des ready-mades. J’ai introduit en 21. 3. cette problématique qui me semble d’autant plus pertinente que chacune des citations est soulignée par une note autographe d’Eliot.  
 
23. 3. 3. 4. 1. Mais alors, il faudrait sans doute revoir toute la théorie du « milieu poétique » (esquissée à partir de # 15 et surtout en # 17) qui débouchait sur une tentative de description de la noétique du texte (en # 18). Car en effet, ou bien les citations sont des vecteurs (qui doivent propulser le lecteur vers un autre texte et lui déchargeant une part du sens), ou bien elles sont des ready-mades (fragments de matière verbale dont l’usage est détourné par son introduction dans un nouveau contexte). Dans ce dernier cas, on peut aller jusqu’à considérer que la signification d’usage du fragment cité est quasi-neutralisée (comme la signification de l’urinoir de Duchamp est quasi-neutralisée) pour ne plus revenir que comme signification d’exposition (ce que confirmerait le fait que les citations en français ne sont pas traduites). Bref, les vers cités seraient presque réduits à des morceaux de matière, bâtons rythmiques.  
 
23. 3. 4. Mais ce vers 253 ne se réduit pas à un ready-made : Eliot ajoute à sa citation ce « and », avant de tirer à la ligne. Un « and », donc, « et »… Et quoi ? Et puis rien. Le blanc. À la ligne. L’enjambement.  
 
23. 3. 4. 1. Le seul vers qui, semble-t-il, fait échapper le fragment à de la prose coupée, est donc composé d’un ready-made (sans signification d’usage, presque du rythme) auquel est simplement ajouté « and » ; et dans ce seul ajout, cette seule coordination qui n’a en tant que telle aucune signification non plus, ce seul appel vers ce qui ne vient pas, la phrase déborde. Le poème se crée dans ce débordement, dans ce vers 253 qui n’est qu’une lave de matière verbale sortant de son lit, matière qui ne dit rien – ou qui dit « et », qui dit « encore », qui dit : « ça vient, ça déborde ».  
 
23. 3. 4. 2. Or, cet « and » n’est pas seulement intéressant par l’annonce – et l’effectivité – du débordement. S’il est ainsi placé en fin de vers après son morceau de ready-made, c’est, précisément, pour sa matière : son rythme (un pied), son son : c’est lui qui transforme le vers 253 en décasyllabe, et qui le fait rimer avec le vers 255 – rythme et rime qui définissent la poéticité des critères anciens.  
 
23. 3. 4. 3. Dans ce seul « and », on a donc l’enjambement, le rythme et la rime. C’est-à-dire toute la poésie. Tout le reste du fragment n’est qu’une histoire de prose.   
 
23. 4. Bien sûr, une telle prose n’est pas coupée n’importe comment : le mètre en est régulier – ce sont – pas seulement le vers 253 – des décasyllabes. Et ils sont rimés : 
 
glass, / lover; / pass: / over.' / and / alone, / hand, / gramophone
 
24. 4. 1. L’enjeu de la traduction est ici peut-être le suivant : il doit s’agir, tout en respectant le sens du passage (et si possible, même, dès le niveau du mot à mot), de donner une traduction en vers rimés et en mètres réguliers, qui donnerait pourtant l’impression de n’être que de la prose coupée.  
 
24. 4. 2. Cette prose se coupant dans des vers réguliers et rimés, le fragment apparaîtrait comme un objet double, hésitant à chaque instant entre le classique et le moderne, le prosaïque (il n’y a qu’à voir le vers 252) et le poétique. Sauf qu’au milieu de ce fragment, au vers 253, cette hésitation s’arrêterait. Et tout le poème viendrait tourner autour de ce seul « et » comme le disque, autour du gramophone – et comme la jeune fille, des deux côtés de son miroir.  
 
Se tournant, regardant un instant dans la glace, 
Elle ne songe plus à son amant parti, 
Dans son crâne un semblant d’idée laisse une trace : 
 « Bon ben c’est fait ; contente que ce soit fini. » 
When lovely woman stoops to folly et elle 
Fait les cent pas ; dans sa chambre, il n’y a plus personne, 
Et lisse ses cheveux d’un geste habituel, 
Avant de mettre un disque sur le gramophone.