Le débat continue entre nature et culture. Au nom de la nature mythifiée, faut-il rejeter la culture? Et qu'est-ce que la culture, au fait? Dans Des ombres, Alexandre Correa, pour le texte, et Patrice Schreyer, pour les photos, relancent ce débat en le poussant à l'extrême, ce qui est un bon moyen de... relativiser.
La démarche, en tout cas, est originale. Conformistes, s'abstenir. En effet il y a interaction entre l'écriture et les images, en noir et blanc comme dans un vieux film. C'est un peu comme l'oeuf et la poule. On ne sait pas lequel ou laquelle précède l'autre.
Alexandre s'inspire tout du long de ce récit décousu, et fier de l'être, des photos que réalise Patrice de son côté. Mais l'inverse n'est-il pas vrai? Pour pousser le bouchon un peu plus loin et conforter le lecteur dans son intranquillité, les auteurs ont renoncé à la pagination de leur oeuvre commune...
Cela ne devrait désorienter le lecteur que s'il n'a pas la notion des volumes, ce qui est regrettable en matière de littérature... Pour le guider, certes, il y a un sommaire, en tête du livre. Il donne quelques indices.
Dans un livre classique, le sommaire comporterait les titres des chapitres, alors qu'il serait plutôt ici l'indication des thèmes abordés et pris à chaque fois dans le tourbillon de l'ensemble. Ce n'est pas pour rien que leur titre générique est Fragments. Les pièces du puzzle, en quelque sorte.
Même si les notions de chronologie et de repères sont absentes, il y a tout de même une progression approximative de l'intrigue, qui se situe sur notre planète, entre le temps des hommes des cavernes et le nôtre, proche du nôtre en fait, mais relié aux origines. Ce qui nous avance beaucoup...
Angel a constitué peu à peu une meute qui comprend quatre membres à part entière et continus, enfin si on veut: lui-même, chef aux oreilles décollées et à l'autorité incertaine, certainement pas naturelle, César, le sous-chef qui n'est pas souvent d'accord avec Angel mais qui est pleutre avec lui, Markus, qui est au sens propre le souffre-douleur d'Angel, et Isabella, la femelle du chef...
Angel critique le système, sans autre précision. Pour lui le temps est venu de bouger, de passer à l'action. Et il entraîne les membres de la meute à agir, c'est-à-dire qu'il en fait une bande de braqueurs, carburant à la bière, ne respectant rien, ni les biens ni les personnes, et complices de son escalade de violences et de méfaits.
Pour justifier cette escalade, Angel se gargarise de mots: "Détruire le système, voler quelque chose qui a été acquis par le vol, ce n'est pas du vol, s'attaquer aux pions, à ces pions qui ont l'air de rien, mais qui constituent les briques indispensables à cette construction ennemie, vivre libre, fermer les yeux c'est être complice, travailler c'est accepter l'aliénation, etc."
Comment a-t-il conçu sa bande, sa horde, sa meute? "J'ordonnerai et ils suivront. Ils seront ma main, ma gueule, mes crocs. Et nous tuerons, nous attaquerons. Et nous vivrons ainsi, dans la violence de la vie. Nous serons la nature qui se rappelle à la civilisation et qui chuchote à l'oreille des hommes des mots terrifiants, l'haleine chargée de l'odeur âcre du sang chaud."
Quand Angel parle de nature et d'animalité, en réalité il s'en éloigne: "Les mots séparent. Les mots sont des appels au secours, et derrière chaque mot, il y a une séparation une déchirure. Aucun animal ne s'est jamais réjoui de lancer une grenade ananas sur un convoyeur de fonds. Seul un humain peut le faire. Et plus Angel croit se rapprocher de la nature, plus il s'enfonce dans une humanité qu'il a l'impression de fuir."
Mais est-ce bien encore de l'humanité dont il s'agit? Evidemment considérer que les êtres humains ne sont que des amas d'atomes ne contribue pas à leur donner une quelconque dignité, laquelle n'est inaliénable et spécifique que dans la conception judéo-chrétienne...
Se bercer ainsi d'illusions sur la conformité d'une telle bestialité avec la nature ne peut que mal finir et cela finit d'ailleurs mal. Mais cette fin elle-même est illusion. Et les auteurs font reprendre pieds sur terre au lecteur à la toute fin. Ouf! Le lecteur a eu chaud. Il peut respirer. L'escalade est terminée...
Il peut se rappeler, alors, avec plus de tranquillité, par exemple, un passage du texte qui l'a ému, lecture faisant:
"Rampante et fluide, comme un liquide mielleux, la lumière s'écoule et recouvre doucement les rues et les maisons, les voitures et les passants, les pâturages et les forêts avoisinantes. La lumière chaude, presque orange, découpe chaque relief, chaque brin d'herbe et révèle les couleurs du monde tout en plongeant certaines zones dans l'ombre ou l'obscurité, et cette obscurité ne constitue pas une menace, mais bien plutôt une promesse, des milliers de promesses, des couleurs en attente."
Ou encore une photo qui l'a fait rêver, au détour d'un texte:
Aussi, une fois accomplis ces retours textuel et visuel, indispensables, le lecteur peut-il refermer ce livre inclassable, et dérangeant, avec quelque sérénité, et quitter ce monde des ombres pour revenir à celui des lumières.
Francis Richard
Des ombres, Alexandre Correa & Patrice Schreyer, 240 pages, Torticolis et Frères
Livre précédent d'Alexandre Correa chez le même éditeur:
Des villes (2014)