Article de Glamour - Mars 2015
Où est passée la mode folle, conceptuelle, débridée ? Depuis quelques saisons, les collections de prêt-à-porter se veulent ultra désirables pour tous, travaillent le chic, recherchent la perfection. Pourquoi tant de raison ?
Prêt-à-porter Christian Dior printemps été 2015
En octobre dernier, la critique de mode du New York Times Vanessa Friedman concluait sa description de la fashion week parisienne ainsi : "Des pièces à acheter, des pièces à porter. Parfois, peut-être, quand il y a tant d'autres choses auxquelles penser, cela suffit. Au moins jusqu'à la saison prochaine." La même saison était marquée par les adieux de Jean-Paul Gaultier. Dans une lettre au Women's Wear Daily, celui qui a commencé à l'époque où les créateurs n'avaient que deux collections à réaliser par an expliquait que "les contraintes commerciales et le rythme frénétique ne laissent aucune liberté, ni le temps de chercher des idées nouvelles et d'innnover." La même Vanessa Friedman écrivait à ce propos : "Peut-être que c'est la reconnaissance publique d'un bruit qui courait dans les ateliers et les dîners ces dernières semaines, alors que telle pièce vintage et telle pièce accessible nous ont été réemballées et présentées à répétition comme "le dernier truc à la mode" .
Le prêt-à-acheter
Il faut dire que ces collections printemps-été 2015 confirmaient une tendance à l'oeuvre depuis quelques saisons : un prêt-à-porter de luxe éminemment... portable, accessible, bref, commercial. Pas de propositions radicale, pas d'extravagance, pas de nouveaux génies démiurges de la mode. Mais des collections pensées comme des garde-robes, qui peuvent passer aisément du podium au placard, avec des pièces pour tous les types de clientes, le tout sous perfusion vintage pour créer une imagerie familière aux yeux des consommatrices. Une sorte d'âge de raison, expliqué en partie le quasi proverbial "contexte de crise" (qui a fini par toucher le luxe) peu favorable à la prise de risques. Certes. "Plus vous êtes mode et plus vous êtes niche, et moins vous vendez", résume le consultant mode et luxe Jean-Jacques Picart. "Pour l'image, c'est important d'acheter des pièces phares, la robe avec cinq mille perles brodées à la main qui a pris quinze jours de création, explique Rebecca Osei-Baidoo, acheteuse pour le grand magasin londonien Browns. Mais il faut aussi que la cliente puisse se voir dans la sélection, qu'elle puisse les imaginer dans son dressing. Les designers ont intégré cette dimension dans leur collection et cette tendance émerge à l'analyse des ventes." Alors que le marché des accessoires arrive à saturation, les vêtements des défilés ne font plus seulement office de vitrine : il doivent impérativement se vendre. "Les créateurs n'ont pas le choix, poursuit Jean-Jacques Picart. On leur demande d'être capables de créer le désir, et en même temps de déculpabiliser la cliente de sortir sa carte de crédit. Si elle a envie de craquer pour une tenue, nos créateurs ont bien travaillé. Si, en plus, il lui donne l'impression qu'elle pourra la porter trois saisons de suite, même si ce n'est pas vrai, il aura très, très bien travaillé." "Il y a deux façons de voir les choses, nuance Serge Carreira, enseignant Mode et Luxe à Sciences-Po, le contexte économique est compliqué, et donc les gens font des choses sages. Mais on peut aussi y voir une tendance forte qui consiste à retrouver une certaine normalité, une intemporalité dans l'allure, à se concentrer sur l'élégance, plutôt que d'être dans une fantaisie exagérée. Rajouter des noeuds ou de la couleur, ce n'est pas ce qui fait la créativité. Ca peut consister à trouver une harmonie, une coupe parfaite."
Prêt-à-porter Chanel printemps été 2015
La stratégie du déjà-vu
Lors de son dernier défilé pour Saint Laurent, Hedi Slimane avait invoqué le travail du "para-photographe" Robert Heinecken, connu pour utiliser les images des autres dans son travail. Une justification culturelle à sa démarche de réappropriation d'une imagerie vintage - des fripes devenues vêtements de luxe. "Il n'y a pas de mode si elle ne descend pas dans la rue", disait Coco Chanel. Le courant semble s'être inversé, passant de la rue aux podiums, après surclassement en catégorie luxe. Dans un essai du Financial Times, la journaliste Cathy Horyn analysait ainsi la démarche d'Hedi Slimane : "Il a gardé son message incroyablement simple - au point que ses vêtements, bien que de grande qualité, ressemblent à une enseigne de rue branchée. C'est comme s'il refusait de s'atteler aux objectifs classiques d'un designer de luxe - faire des vêtements modernes, conceptuels, ou intellectuellement retentissants. Au lieu de ça, il propose une mode commerciale à laquelle une femme peut immédiatement s'identifier." Et le résultat c'est une croissance de 30 à 40 %. "Quand on a acheté la [première] collection, j'avais l'impression de voir des sigles "dollars", a dit Jeffrey Kalinsky, le fondateur du grand magasin new-yorkais Barneys. Cathy Horyn, pourtant notoirement contemptrice de Slimane, finissait son essai en lui rendant hommage, soulignant qu'il était en parfaite adéquation avec l'air du temps, ayant même anticipé cette tendance à la portabilité ultra-chic pratiquée par ses confrères du luxe : Céline, Bottega Veneta, Miu Miu ou Louis Vuitton.
Des vêtements pour la vie
Car même Nicolas Ghesquière, jadis créateur de silhouettes radicales et futuristes, a déclaré vouloir faire chez Louis Vuitton "des vêtements qui s'intègrent dans la vie, pas qui la définissent". Son défilé à la Fondation Vuitton - dessinée par Frank Gehry - a été perçu comme une remise en perspective de la place que devait occuper la mode, tenue en respect parla magnificence, le gigantisme du lieu. Il a dit lui-même n'avoir "pas voulu trop réfléchir", entre autres annonces low profile : "Je n'ai pas voulu faire de grande déclaration cette fois. J'ai voulu reprendre ce que j'avais commencé la saison dernière, parler à la même fille cool." Ou encore : "En aucun cas, je n'ai voulu réaliser un tour de force ou asséner une démonstration stylistique. Aujourd'hui je suis décomplexé par rapport à ça." Le temps où la mode devait être décryptée pour être appréciée (Margiela, Helmut Lang, Yamamoto...) est révolu (pour un temps, on présume). Moins d'idées, plus de lisibilité ? "On demande aux créateurs d'avoir une vision comprise par le monde entier, par une pro de la mode à Paris et par une Coréenne, explique Eric Briones, planneur stratégique. Or, le marché chinois étant en panne, le centre de gravité du luxe, c'est le marché américain, qui repart à la hausse. Si on ne vend pas aux USA, c'est un gros problème." Le public américain, plus sportswear chic qu'avant-garde, inspire-t-il par son pragmatisme ? "Quand vous devez être compréhensibles par tous, les envolées lyriques et punks sont forcément de plus en plus édulcorées."
Prêt-à-porter Louis Vuitton printemps été 2015
Pragmatisme & zéro complexe
Et Eric Briones constate la même transformation jusque dans le discours des créateurs, "beaucoup moins portés par l'inspiration et plus par le marketing". Une évolution liée à leur mise en avant : "Ils sont devenus des éléments de marketing clés. De fait, la poésie, la folie, sont mises sous cloche. Quand on écoute Michael Kors ou Alexander Wang, on a l'impression d'entendre des chefs d'entreprise." La synthèse a d'ailleurs été réalisée chez Burberry, où Bailey a été nommé à la fois directeur artistique et CEO. Dans une interview au Women's Wear Daily en novembre, il parlait vision stratégique, service personnalisé et big data. Chez les très jeunes designers, on retrouve la même aisance avec les exigences de l'industrie. Au magazine Next, le jeune J.W. Anderson, nouvellement chez Loewe, confessait faire ses collections en "une journée" : "On se met autour d'une table, on synthétise toutes les recherches de matières ou de formes ; un bout de ça collé avec un autre." Il a grandi avec pour références non pas Yves Saint Laurent et Christian Dior, mais plutôt Tom Ford ou Hedi Slimane. "Chacun dans leur genre sont de formidables machines de marketing, des maestros de l'image de marque. C'est ça qui a construit ma vision de la mode." Les tourments créatifs enfiévrés d'Yves Saint Laurent semblent d'un autre âge. "Quand j'ai débuté dans les années 70, se souvient Jean-Jacques Picart, qui a travaillé avec Christian Lacroix, quand on disait "réunion avec le commercial", les créateurs avaient des hauts-le-coeur. La nouvelle génération n'a plus peur du mot commercial." Aujourd'hui un jeune styliste comme Alexandre Mattiussi, créateur de la marque Ami, peut dire : "Il n'y a pas de fantasmes dans cette collection. Ce sont des vêtements pour la vraie vie." Et rester en plein dans l'air du temps.