Parfois, le miroir se déconnecte de la réalité, et fait surgir une hallucination.
Rêverie (Daydreams)
Thomas Couture, 1859,
Walters Art Museum in Baltimore
Les bulles de savon (soap bubbles)
Thomas Couture, 1859,
MET, New York
Réalisées la même année, ces deux Vanités confrontent la beauté d’un jeune garçon avec la fugacité des enfantillages (les bulles de savon), la robustesse de l’étude (les livres de classe liés, le cartable accroché au fauteuil), et la gloire (la couronne de feuilles pendue au clou).
Avec pratiquement les mêmes éléments visuels, les deux versions fonctionnent, grâce au miroir, de manière totalement antagoniste.
Rêverie
Le mur qui s’écaille, le tiroir qui baille, la poche décousue, la bandoulière rafistolée avec une ficelle, dénoncent l’ambiance de négligence dans laquelle vit ce galopin.
Confirmée par cette sentence comminatoire : « Le Paresseux indigne de vivre ». Mais contrairement à ce que disent les commentateurs, le papier n’est pas coincé dans le cadre : c’est bel et bien un reflet, puisqu’il est traversé par la fissure en diagonale.
Un reflet impossible, calligraphié à l’endroit d’une belle écriture d’écolier,
le reflet d’un papier qui n’existe pas.
Sauf dans la rêverie du beau blond : peut-être la sentence apprise en classe vient-elle le hanter dans son sommeil de feignant ? (remarquer l’analogie entre le miroir et une ardoise).
Bulles de Savon
Dans Les Bulles de Savon, on lit sur le papier « Immortalité de l’un », la seconde ligne est illisible, peut être délibérément. Ici, impossible de décider si le papier est sur ou dans le miroir. Un reflet de lumière triangulaire vient, derrière la mousse du verre, mettre en valeur le mot « mortalité ».
Le beau brun est un philosophe en herbe, qui médite sur l’éclatement des bulles et la chute inéluctable de la toupie.
Le miroir nous donne à voir sa pensée, encore fixée sur la mortalité,
laissant dans l’ombre le préfixe.
Les deux garçons, le blond et le brun, sont deux figures antagonistes : l’indignité de vivre de l’un fait contraste avec l’immortalité de l’autre. Et leurs couronnes, qui ne sont pas de laurier, ne sont clairement pas de la même feuille.
On aimerait que la couronne de l’un soit faite de feuilles de pommier (la paresse est un péché capital),
et celle de l’autre de lierre (le symbole de l’immortalité).
http://www.metmuseum.org/collection/the-collection-online/search/436030
http://art.thewalters.org/detail/12349/daydreams/
Enchantement
Constantin Somov, 1898–1902, gouache, Musée d’Etat de Russie, Saint-Pétersbourg
Cette fée vénéneuse en robe à paniers officie entre deux colonnes : l’une porte un philtre fumant, l’autre un esclave nu tenant un miroir. On y voit le destin des jeunes gens qui, à l’arrière-plan, flirtent sur la pelouse : l’enchantement amoureux, une étreinte au milieu des flammes.
L’enchanteresse
Constantin Somov, 1915
Un crapaud dans le calice, un diable nu qui soutient le miroir dans le dos de l’enchanteresse, toujours entre deux colonnes : Somov s’autocite dans ce pendant nocturne réalisé quinze ans plus tard, où le miroir transforme la fumée en une orgie ardente.
En photographie (sauf montage), le miroir est scotché à la réalité : son pouvoir de transformation se limite à une utilisation voyeuriste de cet oeil déporté, qui offre au spectateur un point de vue transgressif.
Carte postale érotique, vers 1920
Bien sûr, en première instance, le miroir est là pour nous montrer ce que la jupe cache : en ce qui concerne la cuisse , la fille coquine est celle du miroir. Mais en ce qui concerne la tête, c’est la fille du miroir qui lit et celle en dehors du miroir qui aguiche.
Dans cette drôle de photographie, le miroir ne sépare pas un monde licite et un monde interdit : il prend scrupuleusement le contrepied de ce que la réalité lui soumet.
Helmut Newton, Vogue Paris, Mai 1997
Ici, le miroir montre ce que cachent le chapeau et le manteau.
Helmut Newton
Réciproquement, ici, le miroir cache ce que la réalité montre.
« Autoportrait avec June et modèles », Helmut Newton, 1981
Dans cette composition plus complexe, le miroir révèle le côté face de cette beauté sculpturale, le photographe, mais aussi une seconde femme, visible seulement par ses jambes dans le reflet.
Ainsi la partie inférieure qui , dans la réalité, manque au modèle principal, pourrait être récupérée dans le virtuel.
A côté du miroir, June contemple en direct, derrière ses lunettes rondes, exactement ce que son mari voit dans le miroir au travers de son objectif rond .
Mais elle ne peut pas voir ce que nous, nous voyons, dans le champ un peu plus large de la photographie :
un homme miniaturisé qui rentre la tête dans sa gabardine,
coincé entre le coude de la Beauté Nue et celui de sa femme qui le surveille,
et garde la porte marquée « Sortie ».