La magicienne de sacai

Par Aelezig

Article de Elle - Mars 2015

Inventer une façon nouvelle et désirable de penser et de porter des pièces traditionnelles, c'est toute la poésie de la Japonaise Chitose Abe. Rencontre avec une créatrice miraculeuse.

L'engouement pour ce petit bout de femme est unanime. Un exploit dans cet environnement mode de plus en plus dense, où tout "jeune premier" est un combattant d'épopée. C'est d'ailleurs sans doute la première confusion dont a profité Chitose Abe, heureuse créatrice de Sacai. Quand elle arrive à Paris en 2006, avec une discrète présentation, on est étonné par tant de maîtrise, alors que la marque est inconnue sur notre territoire et qu'elle semble dirigée par une gamine acidulée.

Pourtant, Chitose Abe a déjà la quarantaine sereine, elle crée depuis son adolescence et annonce avoir fondé sa marque en 1999 au Japon. Nous voilà donc face à une fausse débutante qui, depuis 2011, année où elle a commencé à défiler, remporte tous les suffranges. Chitose Abe mène bien la danse, plébiscitée par tout ce que la scène française compte de personnages influents. De Sarah Andelman, la tête bien faite de la boutique Colette, jusqu'à Karl Lagerfeld, qui a déclaré que Sacai était la marque la plus intéressante du moment. Quand on voit Chitose Abe, on voit une figurine, absolument délicieuse, habillée d'étonnantes superspositions de vêtements, et l'on ne peut s'empêcher de fixer  le regard sur ses mains affolantes où chaque ongle peint ressemble à une fresque... Puis on découvre qu'elle a travaillé plusieurs années auprès de Rei Kawakubo et de Junya Watanabe. Elle se targue peu de ce glorieux CV, disant que maîtresse Reil lui a sutout "appris l'importance de créer quelque chose de complètement nouveau."

C'est qu'elle est déterminée, cette jeune femme faussement kawaï, qui a confiance en son style et sait imposer sa mode particulière. Il ne lui semble pas utile d'être labélisée "descendante de l'école japonaise", car, au fond, son style n'appartient qu'à elle. C'est un mélange original de matières, de coupes, de déstructuration, de composants hétérogènes de vêtements qui, a priori, n'ont rien à voir les uns avec les autres. Elle explique : "L'esprit Sacai a toujours puisé dans des styles familiers ou classiques qui vont se transformer, que ce soit dans les méthodes de fabrication ou dans l'agencement de la silhouette. Ces combinaisons montrent une nouvelle voie qui reste élégante. L'idée, simple, est de prendre des pièces reconnaissables ou traditionnelles et de leur donner un aspect inédit. C'est ce qui m'intéresse. Je veux que chaque collection éveille un sentiment conjoint de sécurité et de contradiction. Ce équilibre entre ces deux valeurs me passionne."

Un vêtement Sacai est toujours une surprise, selon l'angle sous lequel on le regarde. Le dos n'a rien à voir avec le devant. Le recto peut être fait d'un beau tissu masculin, et le verso s'épanouir dans une faveur de dentelles. Le haut peut être tricoté dans une grosse maille moelleuse et le bas s'évaser dans une mousseline vaporeuse. Une robe en tulle est sans doute un jumpsuit et un sweater en molleton peut se finir en jupe légère. Pour produite l'étonnante impression d'être face à un "work in progress" fini !

Mais là la créatrice se différencie de ses compatriotes tutélaires tels que Kawakubo, Watanabe ou Yamamoto, c'est qu'il y a peu d'expérimentation conceptuelle dans ce travail, plutôt un désir de jouer avec toutes les matières et de voir comment ce patchwork ludique va donner lieu à une allure. Qui, au final, est une allure, croyez-le, très féminine et commode à porter. C'est d'ailleurs ainsi qu'elle a forgé son caractère stylistique. Presque par instinct, alors que, enceinte, elle décide de devenir mère au foyer pour élever sa fille. Pour s'occuper, elle tricote, triture la laine, expérimente sa souplesse, et puis la mixe à d'autres matières pour voir ce que ça donne. Une sorte de "homecraft pour se distraire qui devient vite une impérieuse envie d'aller plus loin.

Ainsi est né Sacai, dans sa propre garde-robe "où cardigans, vestes ou chemises d'hommes sont passées à la modification des genres". Le succès est arrivé et le concept est resté : cette façon d'"intégrer de la recherche dans des techniques traditionnelles ou artisanales", elle qui pense tous ses tissus et crée la majorité de ses matières.

Une certaine grâce émane de tout ça, une fragilité poétique, sans doute liée au caractère intrinsèque de son pays, le Japon, terre de paradoxe, de pragmatisme, de raffinement et de fatalisme rêveur. Chitose Abe se nourrit de tout cela : "Mon inspiration vient toujours de ma vie quotidienne à Tokyo. Je suis très influencée par ce que je vis et par ce que je ressens. Même parfois les légers malaises que j'éprouve. Tokyo est une ville où beaucoup de cultures cohabitent. De nouvelles idées sont constamment en train d'émerger. Ce qui fait de la ville un endroit unique au monde. Sacai est le reflet de tout cela. Sacai existe parce que je vis et que je crée à Tokyo."