Depuis quelques temps, L.L. de Mars s'investit dans des expériences à forte coloration oubapienne, de Ressac, où il s'associait avec Ju Hyun Choi, à Carré carré carré carré2, réalisé avec Benoit Préteseill. Avec ces livres, il s'inscrit pleinement dans des exercices à contraintes au sein desquels les images, suite à l'intervention d'un auteur, se fondent dans une nouvelle narration. Leur sémantique est alors " convertie " (avec Andréas Kündig, nous travaillons la notion de " conversion " qui permettrait d'introduire une nuance entre les deux catégories de contraintes proposées par Groensteen dans Un premier bouquet de contraintes3, à savoir les contraintes transformatrices et les contraintes génératrices). Il poursuit ici ses expérimentations avec Judex, un projet cette fois-ci collectif. Le principe est assez simple : L.L. de Mars a dessiné trente-deux pages de bande dessinée dont il a laissé les phylactères vides, qu'il nomme matrice judex. Il a ensuite soumis ces pages à d'autres auteurs (David Christoffel, William Henne, Antoine Hummel, Jérôme LeGlatin, C. de Trogoff, Xavier Löwenthal et Laurent d'Ursel) afin qu'ils écrivent leur propre histoire en reprenant ces planches originelles, et en les complétant et en les agençant de manière arbitraire. Ce recueil présente ainsi neuf récits très différents réalisés à partir d'une même base, la matrice judex.
Le jeu mis en place par L.L. de Mars est ainsi similaire à celui auquel s'étaient prêtés Jean-Christophe Menu et Lewis Trondheim pour Moins d'un quart de seconde pour vivre4 (pour rappel, Menu avait dessiné huit cases à partir desquelles Trondheim devait écrire 100 strips de quatre cases). Mais L.L. de Mars complique l'exercice en imposant des pages entières et plus seulement des vignettes. Les auteurs ne peuvent donc plus agir sur les potentialités combinatoires (aussi bien narratives que graphiques) des cases au sein de la page. Il va s'agir de réinvestir les liens qui se tissent entre les vignettes d'une même planche, éprouver leur malléabilité en n'en changeant que le texte : en somme, inventer et interpréter le dialogue qui se crée entre le texte et l'image. Ce dialogue devra être construit et trouver une logique dans la planche (et plus encore dans le récit), une harmonie que Töpffer décrivait déjà en 1837 : " Les dessins, sans le texte, n'auraient qu'une signification obscure ; le texte, sans les dessins, ne signifierait rien " 5. Les pages de Judex s'accordent très bien à cette définition. Mais le dispositif lui-même met à mal l'idée que dessins et textes sont réalisés dans un même mouvement et dans un but commun. Il est aujourd'hui établit que le dessin puisse être travaillé dans un second temps, à partir d'un texte préalablement écrit : ce processus de création en deux étapes successives est même devenu commun en particulier à travers les nombreuses collaborations entre scénaristes et dessinateurs. Mais l'inverse nous parait beaucoup moins naturel. Les scénaristes qui écrivent le texte à postériori, une fois que le dessinateur a réalisé les planches, sont rares : je pense notamment à Stan Lee et à Alejandro Jodorowsky. Des détournements ont aussi pu montrer que la modification ou le remplacement d'un texte par un autre peut changer le sens des planches, comme l'excellent " le 9 est au départ " de François Ayroles, détournement parodiques de Michel Vaillant présent dans l'Oupus 2 6. Pour le philosophique Salut Deleuze !7, Martin Tom Dieck et Jens Balzer ont réutilisé cinq fois une séquence de neuf pages en changeant uniquement le texte. Ici, l'acte de dessin est celui de scénario sont temporellement et intentionnellement dissemblables. A travers cette forme particulière de substitution textuelle, Judex s'inscrit donc dans cette même lignée d'exercices rhétoriques sur le pouvoir du texte sur l'image, mais pas seulement : L.L. de Mars a ajouté une seconde étape d'exécution aux auteurs.
Ce travail sur le texte va donc s'enrichir d'un autre exercice : faire récit en organisant entre elles un nombre défini 8 de planches interprétables. En somme, les auteurs se prêtent à une opération de montage dans l'aspect cinématographique du terme. La recomposition de l'ordre des pages de la matrice donne une plus grande amplitude aux auteurs : s'ils ne peuvent intervenir sur l'ordre de succession des images dans la page, ils peuvent néanmoins refondre l'architecture du récit en manipulant l'hypercadre. Si ce travail est très développé dans le cinéma, il l'est beaucoup moins dans la bande dessinée. A travers cette étape, les liens vont se tisser entre les différentes pages ; dans l'imaginaire excité de l'auteur concentré, certaines figures vont se répondre de manière plus ou moins évidente jusqu'à ce que la possibilité d'une narration se dessine et qu'un scénario puisse commencer à s'écrire. L'exercice devient saisissant lorsqu'il est tenu dans la durée, en particulier quand les auteurs réutilisent les trente-deux planches de la matrice. Dans les pages vierges, les motifs principaux (au nombre restreint) sont assez récurrents pour permettre de bousculer l'ordre établit tout en préservant dans le même temps la possibilité de continuité narrative. Les planches sont suffisamment neutres pour ne pas s'imposer et pouvoir se permuter, comme certains livres pour enfant qui présentent des bandes de dessins découpées que ce dernier peut aléatoirement tourner afin de créer des formes à partir d'autres (par exemple, pour un tel livre avec des animaux, il assemblera ensemble la croupe d'un cheval, le ventre d'un hippopotame et la gueule d'un lion). Mais L.L. de Mars complexifie ses planches en y insérant des formes graphiques fortes et étranges. Ces présences fantastiques ajoutent des couches de significations qui sont autant de signes hétérogènes et disparates à inscrire dans une narration. Plus ou moins imposantes, leur situation dans le récit peut être déterminante et même en parti le conduire.
L.L. de Mars combine ainsi deux moyens de transformer un récit de bande dessinée en intervenant sur des planches préexistantes. Mais en pensant la polysémie (graphique et narrative) à l'intérieur même du processus créatif, l'auteur s'éloigne des problématiques du détournement ou du montage pour se rapprocher de celle de l'œuvre ouverte pensée par Umberto Eco, et plus spécifiquement de l'œuvre ouverte en mouvement : " [...] le lecteur-exécutant organise et structure le discours [...] dans une collaboration quasi matérielle avec l'auteur. Il contribue à faire l'œuvre. " Les différents " scénaristes " de ce recueil se substituent alors au " lecteur-exécutant " de Eco 9.
Jean-Charles.
1 L.L. de Mars et Ju Hyun Choi, Ressac, Tanibis, 2013.
2 L.L. de Mars et Benoit Préteseille, Carré carré carré carré, Polystyrène, 2014.
3 Thierry Groensteen, Un premier bouquet de contraintes, in Oupus 1, L'association, 1997.
4 Lewis Trondheim et Jean-Christophe Menu, Moins d'un quart de seconde pour vivre, L'association, 1991.
5 R. Töpffer, Préface à L'Histoire de Monsieur Jabot, Bibliothèque universelle de Genève, juin 1837.
6 François Ayroles, le 9 est au départ in Oupus 2, L'association, 2003.
7 Martin Tom Dieck et Jens Balzer, Salut Deleuze !, Fréon, 2001.
8 Ce nombre peut varier, certains récits n'étant constitué que d'une partie des planches. Antoine Hummel va lui jouer de la répétition de planches.
9 Umberto Eco, L'œuvre Ouverte, Seuil, 1965, p.25.