Quand lʼavion de Paris, où il pleuvait, sʼest posé à Tunis, jʼai regardé le ciel bleu et je me suis dit " Quel beau pays ". Il y avait foule devant les guichets de la police des frontières. Un homme très distingué, en costume bleu et cravate rouge, est venu discrètement vers moi :
- Non, Monsieur Kacimi, vous êtes lʼinvité officiel de la foire internationale du Livre à Tunis, vous nʼallez pas faire la queue comme tout le monde, suivez-moi.
Il a pris mon passeport. Les policiers mʼont fait de loin un sourire. Je me suis dit :
- Quelle classe cette police tunisienne, ça se voit que je ne suis pas au Terminal 3 de Roissy. Devant lʼaéroport mʼattendait une Laguna noire. Le chauffeur mʼa ouvert la portière arrière. Je me suis installé sur la banquette en cuir. La Laguna mʼa déposé devant lʼhôtel Africa un 5 étoiles. Jʼai eu la chambre 18/9 au 18 étage. De la chambre vaste comme le salon au fond du lac de Rimbaud, je pouvais contempler la médina blanche et bleue de Tunis, voir au loin les ruines de Carthage et même sentir le parfum qui monte des terrasses incandescentes de Sidi Bou Saïd. Au milieu de la nuit, en prêtant bien lʼoreille, on peut même entendre la plume dʼoie de Flaubert raturer avec rage les manuscrits de Salammbô. J ʻai pensé alors à la chambre de lʼhôtel Aletti à Alger où je me trouvais la semaine dernière. Ce joyau de lʼarchitecture des années trente ressemble désormais à un café maure. Sur les murs décrépis de la chambre qui donne sur la mer, des cafards ventripotents et adipeux dansent jour et nuit sur la musique du que diffusent depuis le 19 mars 1962 les hauts parleurs cacochymes du palace en déchéance.
Je me suis dit : Quels barbares ces Algériens.
A vingt heures, alors que je regardais ébahi de ma fenêtre le soleil se coucher sur des jasmins en rut, le téléphone a sonné :
- Monsieur Kacimi, le Ministère de la Culture, a le plaisir de vous informer que vous avez table ouverte dans tous les restaurants gastronomiques du Palace.
Jʼai passé la soirée à courir dʼun restaurant à lʼautre, hésitant entre Gambas flambés à la Veuve Clicquot et les langoustes impériales saisies à lʼanis selon la recette de Sfax, entre suprême de Mérou sur coulis dʼasperges et de morilles ; et médaillons de lotte nappés dʼun voile dʼabricots à la façon de St Augustin, avant de me rabattre sur un fondant au chocolat.
Je me suis souvenu alors de cette soirée à Salon de Provence où lʼon mʼavait offert, en guise de dîner, un morceau de pizza surgelée de chez Leader Price. Je me suis dit : quels mesquins ces Français ! Ces tables tristes en fin de soirées macabres où trône une bouteille de kir, un fond de vin blanc et des cacahuètes servies au compte-goutte dans un bol en plastique orné de motif chinois. Ce nʼest pas lʼanglais qui menace la culture française mais la misère...
Le lendemain, une charmante gazelle tunisienne mʼa apporté dans la chambre un déjeuner continental. En Tunisie, toutes les femmes sont appelées gazelles et les hommes des gazous.
En bon gazou, jʼai plongé dans la baignoire aussi vaste que mon appartement parisien. Et là je me suis souvenu de la douche froide à lʼAletti. Je mʼétais plaint de lʼabsence dʼeau chaude, le réceptionniste de lʼhôtel m'a répondu à l'algérienne :
- Mon frère, si tu tiens à prendre un bain, tu vas en face, il y a un hammam qui vient juste dʼouvrir, tiens je te paye même la séance. Il m'a lancé un billet de 500 dinars au visage.
Le soir, je suis sorti me promener avenue Bourguiba, ébahi par toutes ces jeunes filles en jeans et lunettes Prada, les cheveux au vent qui disent lʼimmense, que dis-je, lʼinfinie liberté des femmes tunisiennes.
Jʼétais aussi sidéré par les affiches collées sur les devantures des grandes librairies, avec ma photo en couleur et surtout la couverture de " lʼOrient après lʼamour " avec cette fameuse femme à poil, les jambes en lʼair quʼActes Sud mʼa refilé un jour, amoureusement et en douce, comme une MST.
Jʼai regardé la couverture et je me suis dit : quels ignorants ces algériens ! Je me suis souvenu que durant la foire du Livre à Alger au mois de septembre dernier lʼOrient après lʼamour avait été saisi par la police religieuse qui avait mis sous scellé également " la Bible pour Windows ", avec cette étiquette " attention contient livre religieux de prosélytisme chrétien, dangereux, ne pas ouvrir ".
La voix douce de lʼhôtesse du Ministère de la Culture mʼa arraché de nouveau à mes rêveries :
- Monsieur Kacimi, une voiture vous attend pour vous faire découvrir Sidi Bou Saïd.
- Je connais, le café des nattes, le thé la menthe, les cendriers en cuivre !
- Non, Monsieur Kacimi, vous verrez Sidi Bou comme vous ne lʼavez jamais vu.
Je me suis enfoncé de nouveau sur la banquette arrière de la Laguna. Et pendant quʼelle filait vers la mer, je regardais les milliers de panneaux, affiches, banderoles, fresques, oriflammes, à lʼeffigie du président du pays et qui ornent la moindre parcelle du pays. La photo de Ben Ali couvre la Tunisie comme lʼherbe recouvre le pays de Caux et la pluie le pays de Bray. Il est partout en costume blanc, noir, les cheveux soigneusement ripolinés en laque majeure noire. Il a la main sur le coeur et il sourit. Des slogans en arabe classique commentent : " La Tunisie est heureuse avec toi, le peuple tunisien te suivra jusquʼau bout, ô bien aimé tu nous montres le droit chemin, avec toi jusquʼau bout. "
Jʼai eu une pensée émue pour ce type, pour son sourire, pour la sérénité quʼil inspire à ce pays si serein. Je me suis dit quʼheureusement la voiture nʼallait quʼà Sidi Bou, car si elle devait mʼemmener jusquʼà Sfax ou Gafsa, jʼaurais pris ma carte du RCD au bout du périple. La baie de Sidibou est lʼun des plus beaux endroits de la planète. Il tombe du ciel une lumière indigo qui vous pénètre jusquʼà lʼos. Le café des nattes, toujours bourré à craquer, fait penser au ferry Boat du vieux Port que les Marseillais appellent affectueusement le " promène couillons ".
Dans les rues blanches et inondées de bougainvilliers, des policiers vêtus de bleu aussi, font des cartons sur les chats dont la cervelle explose sur les murs fraîchement passés à la chaux. Jʼappelle un ami qui habite la sublime bourgade et qui mʼapprend quʼil y a une semaine, un chat de gouttière sʼest glissé dans les cuisines du palais présidentiel à Sidi Bou et se serait sauvé avec un gigot dʼagneau. Ordre a été donné de faire disparaître de la carte locale tous les représentants de la race canine. Mon ami mʼa assuré quʼil a surpris dans son jardin un flic qui visait sa chatte siamoise, à peine âgée de 23 jours. Il a voulu la sauver mais le policier lui a répondu en le visant à la tête :
- Cʼest vous ou le chatte, choisissez !
Mon ami mʼa confié qu'il a longuement réfléchi avant de donner sa réponse.
Une odeur de jasmin embaume les hauteurs. Des cars " Nouvelles frontières " lâchent des grappes de touristes venus de Dordogne. Ils se ruent sur les tables des marchands ambulants. Chaque femme dit à son homme : " Nʼoublie pas, avec les Arabes tu divises toujours le prix par deux, il te dit 10 tu dis cinq ". 5 minutes plus tard, 500 touristes remontent dans 10 bus, ils ont tous à la main le même cendrier bleu et blanc payé, après marchandage, à 5 euros.
Mon chauffeur mʼa déposé à lʼAfrica. Sans doute angoissé par tant dʼallégresse, jʼai cherché à avoir des nouvelles du monde. Jʼai tapé le site de Libé, mais je suis tombé sur ce message, Not Found. Idem pour les autres publications de gauche, de Marianne à Bakchich. Quand aux quotidiens algériens, le serveur vous avise quʼil sʼagit dʼune erreur 404. Fidèle à la tradition et à lʼauthenticité, comme on dit, la Tunisie a innové en faisant faire à tous les mails le parcours que faisaient les cartes postales d'antan. Quand vous envoyez un mail de Tunis le lundi, il ne sera déposé dans la boîte de votre correspondant à Paris que le vendredi ou le samedi, cela dépend du travail au centre de tri des mails à Tunis et des heures de passage du facteur. Bientôt il y aura les cachets de la poste centrale sur les mails partis depuis le pays des jasmins et on achètera même des timbres à lʼeffigie du leader avant dʼaller sur MSN.
Je me suis rabattu alors sur la presse tunisienne. Un orgasme à lʼétat pur. A chaque page la photo du leader ou de sa femme souriants. Les titres sont édifiants : Sérénité, joie, allégresse, enthousiasme. La presse tunisienne a pour rédacteur en chef Boris Cyrulnik.
Je dois faire ma signature dans une heure à la foire du Livre. Jʼai sorti ma plus belle chemise, ma cravate, jʼai ciré mes chaussures et au moment de quitter la chambre je me suis aperçu que jʼavais perdu tout mon argent. Jʼai commencé à fouiller toute la chambre quand quelquʼun a frappé à la porte : cʼétait la gazelle !
- Monsieur, vous avez fait tomber votre argent sous le lit. Jʼai ramassé les sous. Je vous ai rangé les 326 euros dans le tiroir droit du lit.
Là, je me suis dit, je prends la nationalité tunisienne, jʼépouse la gazelle du 18 étage, on fonde un foyer dans la 18/ 9 et pendant quʼelle fera les lits des chambres voisines, moi, jʼinventerai des slogans poétiques pour le Leader : A toi pour toujours. A La vie à la mort. Et pour sa prochaine candidature à un cinquième septennat, je lui proposerai le très lacanien : dont le point dʼexclamation recouvrira toute la façade de lʼhôtel Africa.
- Monsieur Kacimi, on vous demande à la réception.
Dans le grand hall, empli de femmes de Dubaï, tout de noir vêtues, mʼattendait le fonctionnaire très distingué en costume bleu et cravate rouge. Il ma tendu un fax :
- Lisez-moi cela à voix basse sʼil vous plaît.
Jʼai lu cet extrait souligné en rouge " Grâce à Ben Ali, la Tunisie est aujourdʼhui un vaste goulagoù des millions de blaireaux bronzent à 150 euros la semaine en formule all inclusive. Un goulag dont les miradors sont cachés par des sacs FRAM et des serviettes de plage "
Je me suis écrié, scandalisé : mais qui est le couillon qui a écrit ça ?
Le fonctionnaire souriait jaune :
- Cʼest vous, Monsieur, dans " lʼOrient après lʼamour ". Et cʼest aussi sur le site de
Pour changer vite de conversation, jʼai dit :
- Ah, je dois appeler le chauffeur pour aller à la foire.
- Il n' y a plus de voiture, Monsieur.
- Mais jʼai la signature de mon livre à 16 heures.
- Il n y a plus de littérature, Monsieur.
- Il n'y a plus de théâtre, Monsieur.
- Excusez-moi, je vais remonter dans ma chambre pour me reposer un peu.
- Impossible, il n' y aura plus jamais pour vous de repos ici, Monsieur.