Hilloula ! C'est la fête de l'allégresse et c'est également le jour des morts ; le cœur humain sait s'accommoder, avec naturel, de ces alternances de joie et de tristesse. L'Ecclésiaste ne nous a-t-il pas appris " qu'il y a des heures pour pleurer et des heures pour rire ? "
Le juif marocain qui se libère avec une facilité étonnante des pratiques religieuses respectables, se sent cependant troublé par la Hilloula du Lag- Baomer ; il en a fait une solennité religieuse, la " fête nationale " du peuple. Les plus ardents à l'observer sont ceux qui gardent le moins d'attaches avec la synagogue.
Dès la fin de Pâques, dans toutes les maisons, on commence à songer à la Hilloula, on discute des possibilités d'un pèlerinage. Les Saddikim tout puissants ne manquent pas dans les cimetières des grandes villes comme dans ceux des villages ; chacun pourrait les invoquer sans trop se déranger ; mais pour aspirer aux grandes faveurs, pour obtenir des miracles, il faut beaucoup donner de soi, s'imposer des sacrifices, accepter des fatigues, courir des routes lointaines. Et l'on réfléchit avant de se décider.
Ira-t-on à Ouezzan, la cité du mystère, se prosterner devant la tombe rustique faite d'un amas de pierres, de Rabbi Amram Ben Divan ? Le récit de ses miracles émerveille les foules. Se rendra-t-on dans la région de Settat, aux bords de l'Oum-er-Rabbia, auprès de R. Abraham Aouréouer, plus connu sous le nom de Moulay Dad ? On pourrait, gravissant le plateau de Ben Ahmed, balayé par les vents, adorer le Saddik Rabbi Yahya. On songe également à tous les Saints de l'Atlas qui dorment leur dernier sommeil, dans les hautes vallées, toujours prêts à répandre à l'appel des déshérités de ce monde. Et les imaginations bouillonnent ainsi de rêves inassouvis.
Pour nous, qui n'avons fait aucun vœu et qui ne comptons rien demander, notre parti est vite pris ; nous prenons le chemin de la montagne. De Marrakech, nous suivons la grande et belle route qui unit la plaine du Haouz, autrefois très peuplée de juifs, à celle du Souss qui compte encore des communautés importantes. Nous nous arrêtons près de Tagadir N'bour des Goundafa. Laissant l'auto dans la maison forestière, nous avançons à pied, par des sentiers escarpés, bordés, aux endroits arrosés, de lauriers rosés en fleurs ; parfois des amandiers chargés de fruits les ombragent. Tandis que dans le bas, la plaine se meurt par suite de la sécheresse et que les récoltes sont complètement perdues, la montagne généreuse promet d'abondantes moissons de fruits ; les gens qui passent oui des mines satisfaites.
Nous atteignons enfin une colline dénudée, isolée de la haute masse montagneuse, c'est la demeure de Ribbi Haïm Ben Diwan, le fils du Saddik de Ouezzan. Sur cette colline s'élevaient autrefois le village berbère et le mellah d'Enraze, l'un et l'autre ont disparu. A leur place un vaste enclos carré est entouré d'un mur bas en pisé. A l'intérieur, adossées à ce mur, des chambres en terre où logent les pèlerins ; leur façade est entièrement ouverte ; un natte ou un rideau les séparent la nuit du dehors. Le jour, chaque famille donne sa vie en spectacle aux autres. Les femmes procèdent aux travaux du modeste ménage. Les tapis, à même la terre meuble, sont vite remplis de poussière ; les bébés s'y roulent et en sont couverts ; les mamans qui n'en peuvent mais, les laissent faire. C'est d'une malpropreté désolante ; d'autant plus que l'eau manque dans l'endroit et qu'il faut aller la chercher fort loin à la source.
Devant plusieurs de ces chambres sont suspendus à un des linteaux du plafond, les corps sanglants d'agneaux de lait qu'on vient d'abattre et d'écorcher. Tout à l'heure, lorsque les hommes reviendront de leur visite au Saint, la famille sera réunie autour d'un tanour où brûle un feu de charbon de bois ; on y fera griller des brochettes de cette viande d'agneau qu'on mangera en buvant du thé ou de la mahia, l'eau-de-vie marocaine.
Nous allons de l'une à l'autre chambre et arrivons, ainsi auprès du Saint. Une pièce de petites dimensions, blanchie à la chaux. Trois tombes dans le milieu. Celle du Saddik, la plus haute, la plus grande, vient d'être reconstruite en ciment ; au-dessus, on a placé une mince dalle de marbre blanc, avec une inscription en grosses lettres noires. Le Mécène qui a voulu faire œuvre pie, me semble avoir commis une profanation en modernisant la tombe rustique. Les deux autres en terre, blanchies à la chaux, causent une émotion profonde. Nul ne connaît les noms des humbles êtres qu'elles recouvrent !
Accroupis par terre, rabbins et pèlerins, vieux et jeunes, tassés les uns contre les autres, marmonnent des prières, récitent des psaumes, discutent à voix basse quelque passage de la Tora ou racontent aux enfants la vie du Saint. Il serait, pour la première fois, venu tout jeune au Maroc avec son père en 1763. Il aurait fait dans la suite plusieurs voyages dans le pays, particulièrement dans les régions des montagnes où les habitants admiraient sa science et sa piété... Puis c'est la mort subite dans ces solitudes et l'oubli semblait envelopper à jamais sa mémoire... Sa tombe avait été placée près du village berbère ; les habitants, un jour, la démolirent et jetèrent les pierres dans le bas du ravin. Le lendemain, ils s'aperçurent avec stupéfaction que le tombeau avait été reconstruit pendant la nuit et avait repris exactement la place qu'il occupait la veille. Ils reconnurent alors la puissance du rabbin et se mirent à le vénérer sous le nom de Moul Enraze, le Patron d'Enraze... Le temps passa, village et mellah, perdant leurs habitants, redevinrent de la poussière, le tombeau du Saint s'effrita également et disparut à son tour...
Voici, Si Embarek, le mokadem, le vieux serviteur fidèle ; ses yeux se sont éteints d'avoir tant vécu ; il vient vers nous de son pas glissant d'automate. Il nous raconte en petites phrases stéréotypées ce qu'il sait, ce qu'il sent, ce qu'il a pu voir autrefois. Son père, ignorant la présence de Moulay sur cette colline désolée, l'avait souillée. Il en fut durement châtié ; aussi pour obtenir le pardon de sa faute, il dut consacrer au Saint le plus jeune de ses fils. Et c'est ainsi que, depuis près de trois quarts de siècle, Si Èmbarek veille avec vigilance sur cette mémoire sacrée.
Tous ceux qui ont foi en Rabbi Haïm, tous les déshérités, les malades, les infirmes, les femmes sans enfants, trouvent auprès de lui aide et protection, le soulagement de leurs misères et l'accomplissement de leurs vœux les plus chers. Ses miracles se dénombrent par milliers ; on les connaît, on les admire, on se les répète et la liste s'en allonge d'année en année. Bienheureux ceux qui croient en lui !
Ce qui frappe le plus dans sa vie, c'est la petite part de vérité qu'elle comporte : ce qui est certain, c'est son voyage au Maroc et sa randonnée à travers l'Atlas sauvage, si dangereux alors à parcourir ! Tout te reste est de la légende II faut admirer le courage de tous ces rabbins palestiniens qui, au temps des guerres et de l'anarchie, venaient de si loin dans ces montagnes sans routes, sans moyens de transport, parmi des populations pauvres qui ne pouvaient pas beaucoup les aider ni aider les juifs pour lesquels ils venaient quêter.
Mais plus que tout, ce qui m'intéresse et me passionne, c'est la vie de ces juifs berbères qui fuient actuellement la montagne et envahissent toutes les villes marocaines à la recherche d'une vie meilleure et qu'une activité dévorante arrive à leur procurer. Cependant, ils gardent leur amour pour le petit mellah qui les a vus naître. C'est surtout pour eux que je suis venu, ce sont eux que je veux voir, connaître et comprendre. Plusieurs de ces pèlerins de Casablanca ou de Marrakech sont originaires de la montagne, les autres vivent encore dans les petits mellahs des hautes plaines.
Nous nous asseyons dans une de ces chambres en terre et nous causons. La foule vient nous écouter, les femmes restent debout, leurs marmots sur les bras ; les hommes sont assis à même la terre ou s'appuient sur leurs talons dans une position qui leur est familière. Nous interrogeons les plus vieux, les plus éclairés sur leur passé ; ils n'ont plus aucun souvenir des faits d'autrefois, toutes les vieilles traditions se sont estompées dans les mémoires. Ils savent qu'ils peinent, qu'ils souffrent, plus ou moins, depuis leur jeune âge, comme leurs pères, comme leurs aïeux ont peiné et souffert. Leur vie est presque là même que celle des Berbères qui les entourent et leurs rapports de voisinage sont et ont toujours été convenables. Des contestations, des disputes s'élèvent toujours parmi des pauvres qui manquent de tout ; des haines féroces.se produisent, autant entre juifs et Berbères qu'entre juifs eux-mêmes. N'a-t-on pas vu, chez les Aït Atta, des groupements juifs, lutter les uns contre les autres les armes à la main ? La misère, plus que la différence de religion en est souvent la cause.
Le juif de la montagne porte souvent le môme costume que le Berbère, il aime cependant conserver la minuscule calotte noire qui le fait reconnaître et qui a pour lui l'importance d'un attribut national ou religieux. Ses occupations comportent le petit commerce, l'achat en ville des produits coloniaux et des cotonnades, la vente des peaux, de la laine, des olives, etc.. Beaucoup de juifs sont artisans : menuisiers, maçons, forgerons, armuriers, bijoutiers, ferblantiers, corroyeurs, cordonniers, tailleurs et brodeurs, et fournissent aux gens de la montagne tous les objets ouvragés dont ils ont besoin. D'autres s'associent avec les indigènes pour la culture de la terre et l'élevage, quelques-uns exécutent eux-mêmes tous les travaux des champs.
Les femmes s'habillent comme les femmes berbères ; elles portent une large robe, souvent blanche, elles s'enveloppent d'une pièce d'étoffe qu'elles enroulent autour de leur corps, la retenant par de grosses boucles et des agrafes en argent. Elles sont très actives et accomplissent les plus durs travaux. Elles descendent à la source avec leurs grandes cruches qu'elles rapportent pleines sur leurs épaules ; elles vont à la forêt chercher le bois mort pour les besoins.de la maison, et lorsqu'elles ont fini les occupations de leur pauvre ménage, elles cousent pour les Berbères ; beaucoup ont déjà des machines à coudre et s'en servent avec habileté, d'autres filent la laine, tissent clés étoffes ou font des tapis. Dans certains endroits, elles soignent le bétail.
Malgré une vie d'activité intense, elles trouvent le moyen de se distraire quelquefois. Elles vont s'asseoir, avec leurs robes neuves, sur la poussière de la place pour bavarder en groupes ; eIles s'assemblent aussi pour des danses, les mêmes que dansent les femmes berbères, en s'accompagnant du tambourin, en chantant de vieilles chansons que les primitifs Berbères ont dû chanter. Il y a deux ans encore, la grande cérémonie du pèlerinage se terminait ici par ces danses hiératiques des femmes ; on les a supprimées, je ne sais à la suite de quels incidents.
Village de Asni , son mellah juif.
Nous quittons Enraze et descendons vers Asni. Le mellah est de l'autre côté du ravin ; il faut grimper par des sentiers abrupts pour l'atteindre. Des maisons très pauvres, en terre, comme toutes celles de la région. On ne travaille pas aujourd'hui, veille de la Hilloula. On est allé prier déjà sur la tombe de R. Chalom Hacohen, originaire de Jérusalem et on se repose.
Nous entrons chez un notable, Moché Cohen, qui possède des terres et du bétail ; il nous accueille avec empressement. Les petits indigènes qui nous suivent entrent familièrement derrière nous et s'assoient sans façon, écoutant la conversation et y prenant même part. Les hommes sont d'un côté, les femmes de l'autre. Et toujours cette viande d'agneau, qu'on grille en brochettes et dont la fumée vous, enveloppe comme l'encens d'un sacrifice... La vie renchérit partout, me dit-on, les affaires se font rares et la population déserte la montagne. Le fils du propriétaire, qui est domestique à Rabat, est revenu voir ses parents et retournera à la ville. Aucune occupation ne rebute ces gens.
Un jeune garçon de onze ans est là ; je l'interroge sur ses connaissances hébraïques ; il a lu la Bible et a commencé l'étude du Talmud et il me récite par cœur la première page de la section de Bessa. " Un œuf qui a été pondu le jour de samedi, peut être mangé ce jour-là, déclare l'école de Schamaï... "
Dehors, sur la petite place, une jeune femme et une fillette, assises à même la terre, jouent aux osselets ; nous nous arrêtons pour les regarder ; elles se lèvent, pleines de confusion, tout en souriant de leur grande bouche aux belles dents. Des petites filles accompagnent notre départ ; elles grimpent comme des chevrettes sur les rochers qui surplombent le sentier et, du haut de leur observatoire, suivent du regard notre marche jusqu'à la voiture qui nous attend sur la route.
Tahanout, autre petit village avec son mellah très actif. Les hommes et les femmes m'ont l'air sympathiques ; celles-ci, plus curieuses, forment le premier rang du cercle ; les fillettes sont jolies à voir et les garçonnets ont la tête saine. Des indigènes s'approchent aussi de nous et nous écoutent. Les rapports me semblent cordiaux entre les uns et les autres.
Quelques israélites sont allés déjà visiter à Ourika la tombe du Saint Rabbi Chalom Abayo, originaire lui aussi de Jérusalem ; les autres s'y rendront demain. Ourika est à quelques kilomètres de là, dans l'un des sites, les plus jolis de la montagne. Les peintres y viennent l'admirer et le fixer sur leurs toiles. Le mellah est déjà presque vide et les derniers habitants se préparent également à l'abandonner : c'est l'effet de la misère et de l'attirance de la grande ville. Malheureusement, la vie urbaine est souvent pour ces pauvres gens autrement pénible que l'existence la plus misérable dans la montagne.
Nous rentrons dormir à Marrakech et le lendemain, à la première heure du jour, nous prendrons la direction du soleil levant.
Ait-Ourir est dans la plaine, mais sa population est montagnarde ; c'était autrefois un centre juif important et plein d'activité commerciale. Avec les facilités actuelles des voyages, les gens préfèrent laisser leurs familles à Marrakech ; ils ne viennent ici que pour quelques heures ou pour quelques jours seulement. La synagogue ne réunit actuellement que rarement un minian. C'est ce que m'expliquent le Cheikh Moché Oiknine et son domestique berbère qui est, aussi bien que son maître, au courant des pratiques religieuses juives. Cheikh Moché semble de situation fort aisée ; il a une .grande maison et dans sa chambre de réception se trouve un beau lit en fer avec une moustiquaire ; un long divan court le long du mur couvert de tapis et sur le parquet une toile cirée, grand luxe dans la région. Il n'a pas eu d'enfants, mais il a adopté, il y a vingt ans, une fille, qu'il a mariée et qui l'a rendu déjà plusieurs fois grand-père. Il vient cependant d'adopter à nouveau une fillette de quatre à cinq ans, restée orpheline. La pauvre petite est fine et jolie et très caressante ; elle court à lui dès qu'elle le voit entrer et le suit par la maison ; lorsqu'elle le voit s'asseoir, elle vient se blottir sur ses genoux. C'est touchant.
Site du Saint Habib Mizrahi (z"tl) aujourd'hui.
Cheikh Moché, en guise de reconnaissance au Saint R. Haïm Mizrahi, venu de Jérusalem, qui lui a donné bonheur et prospérité, a construit à ce bienfaiteur une spacieuse pièce qui abrite son tombeau et où les pèlerins trouvent également asile. Ce tombeau est situé à un kilomètre de la ville dans le vieux cimetière du mellah d'Ouar Chems, complètement ruiné et abandonné aujourd'hui.
Plus haut sur les pentes de la montagne, aux Aït Abd Selam, se trouve la tombe de Moulay Mathis ; on ignore son nom juif. Il y a vingt-cinq ans, un israélite de Marrakech, Hanania Derouya, grâce à l'amitié d'un caïd, a pu se rendre jusqu'au saint et le prier de le rendre père ; son vœu fut réalisé : il a actuellement plusieurs enfants ; lui aussi a construit une demeure à son bienfaiteur.
Moulay Mathis reçoit spécialement les vœux des femmes indigènes qui cherchent un mari.
Au Nord de cette région, à Tagmout, un autre faiseur de miracles, Moulay Ighi, que les israélites appellent Rabbi David Laschkar. La légende de sa mort est une réplique de celle du Saint d'Ouezzan. Un vendredi, après-midi, sentant la mort venir, il alla appeler les gens de la Hevra. C'est trop tard pour un enterrement, il faut attendre jusqu'au dimanche matin, lui répondit-on. Plantant alors son bâton par terre, il dit : " Tant que ce bâton restera là, le jour n'atteindra point le bout de sa course. " Obéissant à ses ordres, on creusa la tombe. Rabbi David se rendit alors à la source, s'y baigna, revint habillé de blanc et descendit dans le tombeau qui se referma sur lui.
Au cimetière de Casablanca, une tombe sans aucune inscription est connue comme la tombe de Rabbi Laschkar ; les gens viennent y brûler des bougies et demander l'accomplissement de leurs vœux. On raconte que le Saint quitta la solitude de la montagne pour se rapprocher des fidèles.
Vers midi, nous arrivons à Sidi Rahal, une petite ville sainte pour les musulmans. Le mellah, toujours distant du village indigène, semble cossu, le marché est fort achalandé. Dès que les israélites nous aperçurent, ils quittèrent leur travail et vinrent nous entourer ; nous sommes allés alors nous asseoir à la synagogue, large et claire, avec des bancs en bois le long des murs ; elle fut vite pleine et les femmes et les enfants n'étaient pas les moins nombreux.
" Scène biblique à Sidi-Rahal ", février 1949. " Un jeune israélite remonte les pentes de l'Oued Rdat après avoir rempli ses cruches car il n'y a pas d'eau dans le village. À droite, une jeune femme juive rentre chez elle après avoir lavé son blé à la rivière. Son bébé, attaché à son dos par un linge qu'elle a noué à la ceinture, dort, la tête renversée. Un troupeau de moutons cherche, en vain, une herbe inexistante. " Photo : Alfred Goldenberg, février 1949
Les responsables de la communauté de Sidi Rahal, avec Alfred Goldenberg, le jour de l'ouverture de l'école de l'Alliance, en 1949. (Photo : Alfred Goldenberg. Fonds André Goldenberg)
Je leur posais des questions sur leur vie, sur leurs rapports avec les indigènes, sur leurs occupations, sur les fêtes de familles et les cérémonies religieuses. Une femme alors m'interrompant, me dit d'une voix assurée : " Cela est bien, mais songez à ces enfants ; dites-nous si vous pourrez nous faire une école pour eux comme celle de Demnat ? " Et tous alors de me rappeler le voyage dans leur ville de M. Schlousch, en 1913, qui, dès lors, leur avait promis d'intervenir auprès de l'Alliance Israélite pour l'organisation d'une école.
Les gens de Sidi Rahal ont toujours été généreux pour les rabbins quêteurs de Palestine. L'un d'eux, Rabbi Raphaël Bibasse, a visité la région il y a une dizaine d'années et a exercé sur les populations israélites un grand ascendant. Il quêtait pour le Talmud Tora de Tibériade. Pour assurer des ressources permanentes à son œuvre, il eut l'ingénieuse idée de demander à toute cette population rurale de lui consacrer une poule. Et depuis, dans chaque demeure, on voit, blanche, noire ou différemment colorée, " la poule de Rabbi Raphaël " ; elle reçoit des soins vigilants ; les œufs qu'elle donne sont exactement comptés, les poussins de ses couvées sont veillés avec piété et les sommes obtenues par la vente des uns et des autres sont remises à un commerçant de Marrakech qui les envoie régulièrement en Palestine.
A Sidi Rahal, le mariage revêt quelque apparat, signe patent de l'aisance dont jouissent ses habitants. Le bain des mariés donne lieu à une cérémonie originale. Comme il n'y a pas d'établissement spécial dans Je village, les gens vont se laver à la rivière, les, hommes d'un côté, les femmes de l'autre ; ils s'y rendent en procession au coucher du soleil. Des rideaux, tenus par des mains amies, établissent, sur deux points du cours d'eau, des cabines flottantes, et la mariée et le marié peuvent ainsi prendre leur bain à l'abri des regards. Au retour, on procède à la cérémonie nuptiale. Sur la Kétouba, on inscrit une somme trop importante par rapport aux fortunes locales, 25.000 et même 50.000 francs ; serait-ce un moyen pour empêcher les divorces qui, d'ailleurs, sont assez rares dans la montagne ?
Le lundi après le mariage, un veau orné de fleurs et de foulards de soie est promené autour des ruelles du mellah. Les femmes l'entourent et dansent en groupe ; puis le Chohet l'abat et la viande toute fraîche sert à préparer le dernier repas de gala de la noce.
Site du Saint appelé "Moul El Ma"
Le Saint d'ici est Rabbi Mimon Nahmias Jacob Askénazi. Un poète local lui a dédié un poème hébraïque d'une navrante médiocrité : " Je chante en l'honneur de Rabbi Mimon un chant nouveau plus précieux que les perles et l'or. Il appartient à la famille des Cohanim ; son père étant originaire d'Askenaz. Il fut enterré dans la montagne d'Anémaï devenue depuis la montagne du miracle. Tous connaissent le lieu de son tombeau et le nom de sa mère, Tamo... "
Nous nous arrêtons ensuite au village de Tarzet. Le mellah est au loin sur le haut de la colline qui domine le pays. Il faut d'abord descendre jusqu'au fond d'un profond ravin pour remonter ensuite le versant opposé ; nous passons devant la fontaine : Juives et Berbères remplissent leurs grandes cruches, en causant familièrement. Puis lourdement chargées, elles s'en vont d'un pas ferme vers leurs maisons dans des directions opposées, escaladant les rudes sentiers. Une pauvre femme maigre et hâve descend la colline, portant sur ses bras un enfant squelettique. Je lui demande où elle va. " Chez le musulman, me répond-elle ; je vais lui demander de me faire l'aumône d'un peu d'orge. " Dans ces jours de misère, les gens qui possèdent donnent avec générosité, me répète-t-on de toute part, ils ne font aucune distinction entre Juifs et Berbères. " Les musulmans sont bons pour nous ", ajoute cette pauvre femme. Une parente l'accompagne, elle tient à la main la roue d'une machine à coudre, elle va la faire réparer chez le forgeron. Cette rencontre me donne l'idée d'enquêter sur les machines à coudre qui se trouvent chez les juifs de la montagne. Il y en a douze dans ce petit mellah de Tarzet, et l'enfant qui me renseigne me donne les noms de leurs propriétaires. Le jour du marché, dans toute la contrée, les femmes juives ont leurs places réservées et, la machine devant elles, elles cousent et raccommodent chemises, caleçons ou burnous pour les hommes et les femmes berbères.
Nous sommes ainsi arrivés au haut du plateau. Des garçonnets très sales s'amusent devant les canaux d'irrigation aux eaux abondantes. Je ne puis m'empêcher de les engager à se laver le visage, les mains, les jambes et les pieds. A quoi bon me répond l'un d'eux, mais tous néanmoins, avec des rires et des cris joyeux en s'éclaboussant à l'envi, se mettent à faire consciencieusement leurs ablutions.
Je les interroge sur leurs études ; ils ont lu la Parascha. Et la Haftara ? leur dis-je. Oh ! notre rabbin ne la sait plus, me répondent-ils goguenards. En effet, le rabbin, qui a appris notre arrivée, se traîne vers nous, il est si vieux qu'il peut à peine articuler quelques mots. Il s'appelle Messod Perez, il est né aux Ait Auzgane et a fait autrefois ses études talmudiques à Marrakech...
Le mellah de Tazert périclite aussi ; les israélites qui habitaient autrefois dans deux fondouks construits par Hadj Tami Glaoui, ont complètement abandonné l'un d'eux, et le second est à moitié vide. Tazert n'a jamais eu de cimetières et les gens vont jusqu'à Sidi Rahal enterrer leurs morts.
Nous reprenons l'auto que nous avons laissée au village et poursuivons notre route toujours le long des pentes nord de l'Atlas ; nous approchons des Oulad Mansour. Les orges maigres sont mûres ; on les moissonne. La récolte est des plus médiocres. La sécheresse cependant n'a pas tout détruit ici. Les juifs des Oulad Mansour cultivent eux-mêmes leurs terres et font tous les travaux des champs ; nous arrêtons sur la route le premier juif que nous rencontrons. Il porte à la main une petite mesure pleine d'huile. Je pense qu'il la destine en offrande à quelque saint local. " Non, me dit-il" je porte celte huile à mon associé musulman qui moissonne là-bas ; il pourra y tremper le pain de son déjeuner. -Et toi, pourquoi ne moissonnes-tu pas avec lui ? - La terre a peu donné cette année ; il n'y a pas de travail pour deux ", nous explique-t-il.
Notables juifs de Oulad Mansour - Jeunes filles au tissage . 1950
Plus loin, un autre juif rentre sa vache ; il nous indique un sentier par où nous pouvons arriver directement au mellah. La première impression que nous éprouvons est pénible, misère et saleté. Tous les gens sont occupés, les uns aux champs, les autres dans leurs boutiques, les femmes dans leur ménage, nul ne fait attention à. nous ; nous nous imposons à eux presque de force, entrant dans les maisons, appelant les habitants, les interrogeant ; on est bien obligé de nous écouter et de nous répondre, et bientôt la foule, attirée par notre verbe haut et volontaire, nous entoure. Devant certaines maisons, il y a une cour entourée d'une haie de buissons épais ; par terre, l'orge battue sèche au soleil ; ailleurs, les gerbes sont mises en meule et, sous l'auvent d'entrée, un immense panier en roseaux qui servira à emmagasiner la provision de grain de l'année ; l'odeur des bouses de vaches vous prend à la gorge ; cette fois, c'est bien la maison paysanne.
Plusieurs femmes sont venues à nous, tenant leurs bébés sur les bras ; des hommes tressent en marchant, avec des feuilles de palmiers, des bandes pour la confection des chouari, ces bissacs qu'on place des deux côtés de la bête et qui servent au transport des marchandises et de toutes espèces de produits. Les enfants se faufilent entre les grandes personnes et arrivent toujours à occuper la première place. Deux fillettes de onze à douze ans portent la coiffure des femmes. Je m'en étonne ; l'une est mariée depuis trois ans déjà ; l'autre depuis le début de l'année juive. La physionomie de celle-ci exprime des sentiments qui s'opposent et se combattent, elle était toute rouge et la voilà devenue d'une grande pâleur. Que se passe-t-il en elle ? Ce n'est nullement de la curiosité, ni de l'ennui ; une émotion violente, un désir ardent de quelque chose qu'elle n'ose pas exprimer. Je la regarde un moment et je m'adresse directement à elle en arabe. " Et vous, où êtes-vous née ? -- À Marrakech ", me répond-elle avec un empressement marqué ; elle semblait attendre que je lui pose une question. Et, reprenant à tout hasard la conversation en français, je continue : " Vous avez sans doute fréquenté l'Ecole de l'Alliance ; quelle était votre maîtresse ? Mlle Oury, lance-t-elle d'une voix ardente, le regard brillant de satisfaction. Mlle Oury, dis-je est à Casablanca, vous avez donc habité cette ville? " Et elle m'apprit alors qu'elle s'appelait Alice Amar de son nom de jeune fille, qu'elle avait été pendant trois années à l'Ecole Moïse-Nahon, qu'elle allait passer en première lorsque, étant retournée à Marrakech pendant les vacances, son cousin Joseph Abecassis la vit, et le mariage fut aussitôt décidé. Son mari est venu ouvrir une boutique d'épicerie aux Oulad Mansour et elle l'avait suivi dans ce village, fermé au progrès et à toute idée nouvelle.
" Je veux aller dans votre maison, lui dis-je, et voir si vous la tenez d'après les principes que vous avez acquis à l'école. - J'habite avec ma tante, fut sa réponse. - N'importe, je verrai votre chambre. " Nous nous rendons tous en groupe dans la ruelle voisine. La porte cochère est alors ouverte ; nous entrons dans l'étable ; plusieurs vaches encombrent le passage ; la frêle Alice, avec une aisance naturelle, comme si de toujours elle avait vécu, avec les bêtes, les pousse de toutes ses forces et les écarte. Il y fait sombre, il faut un bon moment pour apercevoir dans le fond, venant du plafond, un peu de lumière blafarde. Un étroit escalier, raide comme une échelle, nous mène au premier. Patio à ciel ouvert, sur lequel donnent les chambres. Attachés à un poteau, trois veaux nous regardent ; on les a séparés de leurs mères pour qu'ils ne puissent pas téter tout le long de la journée. Nous entrons dans la chambre d'Alice : une longue pièce recevant la lumière par la porte et par une lucarne minuscule. D'un côté, une natte par terre et quelques hardes contre le mur ; de l'autre, de grandes cruches et des plats en terre... Pauvre petite Alice, si fine et si jolie ! A Casa, elle était pimpante de propreté, les cheveux coupés courts, le tablier de couleur repassé avec soin et les sandalettes blanchies tous les jours ; toutes ces belles robes, cette vie facile et agréable de la ville, les amusements gracieux avec des compagnes de son âge, sont si loin d'elle aujourd'hui. Elle vit actuellement de la vie matérielle des paysans incultes, dans un affreux dénuement et sans le moindre délassement intellectuel. Tous ces sentiments se sont sans doute éveillés subitement dans son esprit en me voyant et en se souvenant de mes visites à son ancienne école...
Son mari, qui est pendant ce temps venu nous rejoindre, porte la lévite noire des juifs marocains ; il semble fier de la voir causer en français avec les étrangers... Je leur donne à tous deux une affectueuse poignée de main, et elle me dit alors avec hardiesse, redevenant toute rouge devant les regards fixes sur elle : " Saluez bien ma directrice et toutes mes maîtresses qui m'aimaient beaucoup... Je pense à elles... " Je ne manquerai pas de faire votre commission, petite Madame Alice...
Je m'arrête aussi dans une autre maison ; les pièces se trouvent en contre-bas de la rue. Une vieille femme est en train de concasser de l'orge grillée dans un petit moulin en pierre qu'elle tourne de toute la force de ses faibles mains. Avec cette grosse farine, on prépare un brouet épais, le plat, habituel des repas des pauvres gens. Les plus malheureux n'ont pour toute nourriture que des carottes bouillies. Je cause quelques instants avec cette vieille femme, elle m'apprend qu'elle travaille en ce moment pour une veuve indigente à qui on a fait la charité d'un peu d'orge... Les pauvres savent s'aider entre eux.
Généralement, les mellahs juifs sont gardés la nuit par des Berbères ; ici, les israélites, bien qu'ils ne soient plus armés comme autrefois, veillent eux-mêmes sur leur groupement, et les voleurs, connaissant leur courage, ne se risquent point chez eux.
Nous nous remettons en route et traversons l'oued Tassaout qui coule à plusieurs dizaines de mètres en contrebas. Ses rives escarpées sont percées de trous, ouvertures de cavernes qui servaient autrefois d'habitations aux gens du pays.
Nous voici à Tidili, environnée d'une magnifique forêt d'oliviers ; le mellah est là-haut sur la colline ; nous n'avons pas le temps de le visiter. Nous continuons notre marche vers l'Est. Un pan de mur se dresse sur la route et porte, en caractères latins et hébreux, l'inscription : " Chemin de Moul Dra - Rabbi David Halévy ". Nous nous y engageons. On vient seulement de le livrer à la circulation.
Il est très mal aménagé, sans la prudence et l'habileté de notre chauffeur, nous serions allés plus d'une fois au fond du ravin. Nous sommes enfin arrivés au village de Dra. Les maisons du mellah s'élèvent le long du cours de l'oued ; à quelques centaines de mètres plus loin, la demeure du saint.
Moulay Draa ou se situe le Saint Rabbi David Halevi (z"tl), inhume il y a 3 siecles. (Photo prises par Arik DELOUYA et rénovations de Mr Jaky KADOSH)
Rabbi David serait venu de Castille et serait mort dans cette solitude pendant qu'il accomplissait sa mission. Ici aussi, le mokadem est un indigène très vieux. Pendant qu'il était enfant, il tomba malade ; on le coucha sur la tombe du saint ; il déclara qu'il ne quitterait la place que lorsqu'il serait guéri ; il retrouva la santé, mais alors il fit vœu de consacrer sa vie à la gloire de son bienfaiteur ; il tint parole. Depuis ce temps, le petit village de Dra prit de l'importance et le nombre des pèlerins augmenta tous les ans.
Un commerçant de Casablanca, étant venu implorer le saint, fut guéri d'une maladie que les médecins déclaraient incurable ; il vit également ses affaires prospérer ; en remerciement, il consacre tous les ans de grandes sommes d'argent à l'agrandissement et à l'embellissement du domaine du Saddik. Tous les terrains autour de la tombe ont été achetés par lui ; il y a construit une belle synagogue et de nombreuses chambres d'habitation.
La modeste tombe en terre, blanchie à la chaux, est placée dans une pièce minuscule creusée dans la paroi de la falaise ; un palmier a poussé tout contre ; son tronc, comme une colonne, semble devoir soutenir la terrasse ; mais il la traverse et ses belles feuilles vertes s'épanouissent au-dessus, désignant de loin à la vénération des habitants ce lieu de sainteté.
Sur un plan inférieur, une seconde pièce, et, devant une espèce de four, des bougies brûlent ; la fumée monte avec les prières et les vœux jusqu'à la tombe sacrée. Les pèlerins malades et bien portants se pressent les uns contre les autres, contemplent avidement les petites flammes qui scintillent, espérant qu'ils seront témoins d'un miracle.
Ici se termine notre rapide randonnée ; nous avons eu différentes occasions de visiter d'autres tombes et assisté aux cérémonies et fêtes organisées pour les honorer. Partout, les gens, que la misère et la souffrance accablent, réclament le miracle qui doit modifier leur sort. A l'instar des musulmans qui, dans la plaine et sur la montagne, ont, dans des sites variés, élevé les quouba blanches à des marabouts innombrables, les juifs ont sanctifié par centaines les tombeaux de leurs rabbins. Ceux-ci sont presque toujours vénérés par les indigènes qui, tout en reconnaissant leur origine juive, les qualifient de Moul ou Moulay-Patron, Seigneur.
D'ailleurs, tes juifs de la montagne ne sont-ils pas des autochtones, des Berbères judaïsés ? Mais c'est là un point que nous ne traiterons pas aujourd'hui ; nous dirons seulement que les rapports entre les uns et les autres sont très cordiaux. Dans les différentes régions de la montagne, les juifs remplissent un rôle social des plus utiles ; leur influence quant aux idées d'ordre et de paix serait plus grande encore s'ils pouvaient recevoir une instruction plus sérieuse, l'instruction moderne à laquelle ils aspirent de toute leur âme.
J.D SEMACH (Revue Paix et Droit 1937-1938)