Dans la presqu’île de Gallipoli sous le soleil
(De notre envoyé spécial.)
Pointe-d’Europe, mai…
On n’a pas encore pris le Haricot. Vous ne savez pas ce que
c’est que le Haricot ? C’est un petit pic qui se trouve devant la 216.
— D’où viens-tu ? demande un poilu à un autre.
L’autre répond :
— Du Haricot.
Ils l’ont appelé Haricot, sans doute parce qu’il est petit,
qu’ils le jugent sans importance ; ce n’est pas à sa forme que ce pic doit
son nom, il n’a rien d’un haricot. Ils parlent de lui sans respect, ils
l’auront avec la pointe de la baïonnette. Ils disent : « ce
haricot » du même ton que l’on prononce : « ce vaurien » ;
il ne leur en impose pas. Tandis que la 216… pour la 216, il faudra pousser
avec la baïonnette jusqu’au canon du fusil, cette cote est une trinité :
c’est à la fois la 216, Allisi-Baba, le Pic de l’Arbre. Toutes les journées, toutes
les nuits, on ne parle que d’elle.
Par moment, vous entendez un poilu qui, faisant son signe de
croix, s’écrie : « Au nom de la 216, d’Allisi-Baba, du Pic de
l’Arbre, ainsi soit-il, Turcs fichez-nous la paix, je veux pioncer. »
Sur l’air de
« Tipperary »
À notre gauche sont nos amis les Anglais. Quoique le soir
ils chantent des psaumes en souvenir de leurs camarades tombés, ce ne sont que
des rêveurs. Sans nier le sentiment qui les inspire, ils semblent surtout
sensibles à la beauté du chœur qu’ils font ainsi monter dans la nuit. Ils
regardent fixement, mais il n’y a pas de vague dans cette immobilité, c’est
pour sonder ce qu’ils ont devant les yeux. Ils fredonnent une rengaine, mais
comme on siffle, pour s’occuper, non pour laisser leur esprit s’envoler sur une
réminiscence. Le mirage ne les gêne pas plus que leur pantalon. Ils ont coupé
leur pantalon au-dessus des genoux. On dirait de grands bébés prêts à courir sur
la plage, les cuisses à demi nues. Au moment de la relève, la compagnie qui
part aux tranchées est précédée de deux cornemuses. Les cornemuses jouent l’air
de Tipperary. Ils vont au feu avec la
même chanson qui fait tournoyer leurs petites danseuses dans nos music-halls
internationaux.
Que de races ici ! Plus haut, à Gaba-Tépé, seuls,
séparés complètement du front, les Australiens, en tirailleurs, se sont
installés sur la cote 35. C’est de là qu’ils sont descendus dans une
vallée de la mort. Ces chasseurs d’opossum, ces mineurs d’or, le cou nu, les
jambes nues, ne combattent pas : ils sabrent. Rester dans les tranchées,
tirer à l’abri d’un arbre, est-ce qu’on a vu ça en Australie ? D’ailleurs,
ils sont trop grands, trop larges, trop costauds. La guerre ? Mais c’est
faire des moulinets avec une lame d’acier tranchante. On veut les ménager ?
On veut leur prouver que ce n’est plus de cette façon qu’on tue ? Est-ce
qu’elle regarde les autres la façon qu’ils préfèrent ? Et ils y vont avec
leur belle poitrine en avant, avec leur chapeau à la Morès et leur aumônier
qu’ils appellent le pilote du ciel.
« Y a bon tout de
même »
Et nos Sénégalais ? Car sur ce front le plus petit de
tous, il ne manque qu’un peuple pour que les cinq parties du monde y soient
coude à coude. Dans ces sept kilomètres on peut voir à la fois l’Europe,
l’Afrique, l’Océanie, l’Asie : l’Asie avec les Hindous.
Nos Sénégalais ont en ce moment un grave souci. Ils sont
persuadés que les Turcs rampent la nuit et viennent, quand ils dorment,
arracher leur baïonnette de leur fusil. À force de mener la danse, des
baïonnettes ne sont plus bien accrochées. On en perd, on en trouve sur le
rebord de la tranchée. Les Sénégalais, à leur réveil, sont secoués d’une
intense colère. D’autant plus qu’ils se sont laissés dire que les Turcs les
appelaient les nègres. Les nègres ? Ah ! par Gouraud – ils jurent
beaucoup par Gouraud – ils verront si des Sénégalais sont des nègres.
Ce sont des enfants. L’âge ne leur donne pas de gravité. Ils
sont touchants de candeur, de confiance, d’irréflexion. « Toi, blessé,
Sénéga ? » leur demande-t-on. – « Oui. » – « Y a bon
alors ? » – « Y a bon tout de même. »
Grosses faces camuses, c’est vous qui, dans ces ravins
sanglants, mettez de la philosophie, et vous n’en connaissez pas seulement le
mot !
Voilà ceux qui, sous le coup de massue du soleil, vont
accomplir la grande œuvre d’Orient.
Ah ! oui le soleil. Est-ce que ceux qui ne sont pas ici
connaissent le soleil ! Quand on subit quelque chose d’intense, on
s’imagine que ni vous, ni d’autres n’en ont jamais supporté autant… Il n’attend
pas midi, le soleil pour vous frapper sur la tête. Dès 9 heures du matin,
il descend. « Descend » est le terme qu’il faut. On croirait que tout
en le chauffant il compresse l’air et que l’air et lui vont finir par vous
écraser. C’est lui, plus que les chocs du combat, qui commence à creuser ce
sillon sous les yeux de chacun, c’est lui qui vous cloue un homme, en plein
champ, debout, et qui lui fait dire : « Je me f… de la balle, il fait
trop chaud », c’est lui qui fait crier : « J’ai soif » aux
blessés.
Il y a quatre jours, il se mit tout à coup à scintiller sur
un homme dont la poitrine n’était qu’un étalage de ferblanterie. Cet homme
s’avançait à l’abri du drapeau blanc. Il s’approchait, faisant de grands
saluts, dessinant des révérences, embrassant un papier qu’il tendait ensuite
vers les Français et qu’il ramenait à sa bouche pour le baiser une autre fois
et le tendre de nouveau. Il était richement vêtu. Son visage s’éclairait
d’éclatants sourires, il suppliait les deux bras en avant. Tous ses gestes par
leur grâce et leur douceur étaient d’amour. Des lignes françaises, on lui faisait
signe que non, qu’on ne voulait pas parlementer, qu’il s’en retourne. Il
insistait par des génuflexions, il portait sa main à sa tête dix fois de suite,
puis, dans un mouvement d’infinie tendresse, il remettait son papier sur ses
lèvres, lui plaquait un baiser sonore et, la bouche tendue, dans une attitude
de supplication l’offrait une suprême fois à notre officier comme une mère
tendrait son enfant qu’elle voudrait sauver d’un malheur.
On le renvoya avec ses sourires et ses baisers. Venait-il
demander, comme l’un de ses amis, voilà une semaine, que l’on se batte sans
canon ?
La belle vie
À deux cents mètres de cette comédie, on se tuait. À droite,
on riait, car tout le monde riait ; à gauche, des hommes achevaient de
mourir. Placé entre ces deux scènes, un lieutenant put voir à la fois les
scapinades de ce guignol et les gestes des blessés, ces gestes qui veulent dire
toujours la même chose : « J’ai soif, j’ai soif. »
J’en ai rencontré un de la légion qui s’en venait le long de
la mer, traînant par une corde un maigre chien blanc.
— Ah ! là ! là ! faisait-il à côté de
moi, ah ! là ! là !
Je lui demandai ce qu’il avait.
— J’ai chargé trois fois à la baïonnette, je n’ai rien
eu. Je rentre au repos, j’attrape une balle en pleine main. Ah ! là !
là !
Ce « Ah ! là ! là ! » n’était pas
une plainte de souffrance.
— Qu’as-tu ? lui dis-je.
— On veut m’envoyer à Moudros ah ! là !
là ! Qu’est-ce que je vais f… à Moudros ? Si on m’envoie à Moudros
parce que j’ai un trou dans la main, valait mieux me laisser à Alexandrie.
Il réfléchissait, il regardait le trou de sa main.
— ici, au moins, c’est la belle vie. Nous, de la
légion, on n’est pas comme les autres. Entre copains du même régiment on passe
des ententes. Quand on est mort, ce qui reste dans notre sac appartient au
voisin. Nous, on est fait pour « décoller » les Boches ou les parents
des Boches, ou bien pour l’être. Ici c’est la belle vie. Un camarade est cuit,
vous prenez son sac, vous prenez son tabac. Plus loin vous en trouvez un autre,
vous bouffez son sucre. Si c’est à moi que ça arrive, les frangins videront mon
bidon. Ah ! là ! là ! C’est la belle vie !
Le Petit Journal, 13 juin 1915.
La Bibliothèque malgache édite une collection numérique "Bibliothèque 1914-1918". Au catalogue, pour l'instant, les 7 premiers volumes (d'une série de 17) du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, par Georges Ohnet (1,99 € le volume).
Une présentation, à lire ici.