Ce roman est une enquête. Le personnage narrateur est un écrivain parisien qui est tombé sur un avis de recherche. Dora Bruder, une adolescente a fugué et disparu en 1942. Elle est juive, ses parents viennent d’Europe de l’Est. Ils vivent dans les faubourgs nord de Paris. L’écrivain narrateur tente de rassembler avec minutie et acharnement des éléments autour de Dora Bruder. Sa reconstruction de l’histoire de cette jeune parisienne sous l’occupation allemande se fait par bribes et au rythme, on l’imagine, de son exploration des archives.
Ainsi, il reconstitue des repères filiaux, géographiques, temporels autour de Dora. Le père d’abord. Il est donné au lecteur d'observer la migration de cet homme, les raisons de son départ d’Autriche qui fait lui-même suite à d’autres déplacements plus anciens, depuis une terre slave. Son intégration en France passe par l’armée et en particulier la légion étrangère avec des combats sur le front de la Grande guerre et des conflits coloniaux etc. Puis, dans l’entre-deux-guerres, une installation avec sa famille dans des logements précaires du 18
ème arrondissement de Paris, du côté de Montmartre. J’aimerais tout de suite dire que dans la description de ces quartiers de Paris, Patrick Modiano a une approche à la fois sobre et extrêmement précise. Cela ne me surprend guère, puisque cet homme de lettres a souvent été célébré pour cette écriture qui décrit, peint, reproduit, ressuscite Paris sous une plume austère, s’attachant à l’essentiel. Il arrive à introduire le paramètre « chronos », celui du contexte historique et nous donne d’envisager ces quartiers que les parigots comme moi fréquentent, à une autre période de l’histoire plus douloureuse. Cette phase du roman qui nous parle du père et de la famille Bruder évoque, avant tout, l’immigration avec la précarité et la fragilité du nouvel arrivant.Puis progressivement, l’atmosphère se tend. On en sait un peu plus sur Dora, de son parcours jusqu’àsa fugue depuis l’internat où elle fait ses études. On est en 1942. L’enquête se resserre au fur et à mesure que le rouleau compresseur nazi se met en marche et que la stigmatisation des populations juives s’intensifie dans Paris. Par la qualité d’une écriture distante, concise, exploitant les données des archives, rapports administratifs, lettres de déportés, posant les dates pour situer le lecteur, le personnage narrateur continue, avec entêtement, à enrichir avec les données qu’il glane pour reconstituer l’histoire de Dora Bruder, plusieurs dizaines d'années après. De la stigmatisation à la traque. De la traque à la déportation. Où est Dora? Elle disparait. Des filles de son âge apparaissent. On mesure concrètement sous la plume de Modiano, la destruction d’histoires, de destinées, d’une génération d'hommes et de femmes dont, pour certains, il donne les années de naissance.Dora Bruder est avant tout un roman sur l’occupation de Paris qui donne à des voix à jamais tues, de renaître. Avec un tour de force incroyable, celui de ne pas porter de jugement de valeurs, laissant cela au lectorat. Il transmet au travers de ce quête acharnée à la fois une douleur personnelle, puisqu'il insère son propre père dans la narration, sans l'exprimer strictement, nous parle du vide laissé. Bref, le livre d’un Prix Nobel de littérature. Patrick Modiano évoque l'écriture de ce roman dans le cadre d'une interview.Patrick Modiano - Dora Bruder Editions Gallimard, collection Folio, première parution en 1997
Crédit photo Frankie Fouganthin