L'Aica Caraïbe du sud a proposé un challenge critique le 10 avril dernier pour créer un espace de réflexion, d'échanges, d'émulation entre critiques et un espace de valorisation des artistes.
Pour en savoir davantage :
A partir d'aujourd'hui, les textes seront publiés les uns après les autres sur le blog tout au long de ce mois de juin et les résultats seront annoncés en fin juin, le temps pour les membres du jury de se réunir et de délibérer.
Les " Leçons de ténèbres " d'Ernest Breleur.
" Dans les caveaux d'insondable tristesse
Où le Destin m'a déjà relégué ;
Où jamais n'entre un rayon rose et gai ;
Où, seul avec la Nuit, maussade hôtesse,
Je suis comme un peintre qu'un Dieu moqueur
Condamne à peindre, hélas ! sur les ténèbres;..."
Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, XXXVIII,
Un fantôme, I, " les Ténèbres ".
Ernest Breleur n'a certainement pas eu l'intention de peindre des " Leçons de ténèbres ". Ce genre musical qui remonte au XVII siècle est lié à une esthétique baroque. Il fut associé à une liturgie catholique, celle de l'Office des Ténèbres célébré les derniers jours de la semaine sainte pour déplorer la mort du Christ avant sa résurrection. Ce rite fournissait l'occasion d'une méditation sur la mort. Méditer sur la mort du Christ ou sur sa propre mort conçue comme le destin inéluctable de tout homme, n'est-ce pas aussi s'interroger sur le sens à donner à sa vie ? Ainsi que sur la trace que laisse une présence dans la mémoire des hommes.
Stricto sensu la série de toiles intitulée " Christ " qu'Ernest Breleur va peindre, entre 1992 et 1994, ne relève donc pas du genre très codifié et historiquement daté que sont les " Leçons de Ténèbres ". Néanmoins on pourrait estimer que cette série s'apparente à une démarche assez voisine, tout en utilisant pour y parvenir des moyens spécifiquement picturaux. Ceux même d'un plasticien contemporain qui, à la suite d'autres artistes contemporains comme Andres Serrano ou Martin Kippenberger, n'hésitent pas à s'approprier pour le réinterpréter librement le thème religieux du Christ en croix. Sans intention blasphématoire ouvertement affichée toutefois, mais sans craindre de prendre des distances par rapport à l'orthodoxie religieuse. Pour mettre en lien la contemporanéité de ce thème avec un espace particulier, celui dans lequel vit l'artiste, afin d'en souligner son universalité.
Ernest Breleur est-il, pour reprendre les termes de Baudelaire, " condamné à peindre [...] sur les ténèbres " ? La question de la mort, celle du corps et de sa disparition a toujours hanté son imaginaire, comme en témoignent quelques uns des titres donnés aux séries qu'il réalise avant 1992 : Série des corps flottants, Série blanche, Série des tombaux. Comme l'artiste l'indique dans un entretien accordé à Dominique Berthet en 19961, son intérêt pour la problématique du corps, tout à fait manifeste dans la toile " Christ " portant le n°1, comporte deux volets. D'une part parce que ce thème concerne, avec de la vie à la mort, un changement d'état résultant de la séparation du corps et de l'âme. Et d'autre part, parce que cette problématique pose la question de la trace laissée, celle de la présence possible d'un corps disparu. Et donc d'une autre forme de vie -poétique et post mortem- que véhicule la mémoire en s'incarnant au travers de mythes. Bien que différent par bien des aspects et profondément personnel, ne pourrait-on évoquer, à propos de la réflexion qui sous tend le travail d'Ernest Breleur, celle d'un autre artiste contemporain travaillant lui aussi sur la problématique de la mémoire, Christian Boltanski ?
Le " Christ ", daté de 1993, est peut-être le dernier en date d'une série qu'il semble clôturer, se démarquant des productions précédentes par un chromatisme plus lumineux. Tout en basculant, semble-t-il, de la Crucifixion à la Résurrection, c'est-à-dire en fait de la mort à la vie. Une sortie, en quelque sorte de la " Nuit ", vers un " Destin " apaisé pour reprendre à nouveau les termes de Baudelaire.
Le choix du motif, le corps du Christ apparemment détaché de la Croix et représenté au moment où son âme quitte son enveloppe terrestre, va imposer à la fois un format (rectangulaire) et une disposition au sein d'un espace défini par les dimensions de la toile. Se détachant en position centrale sur une étendue dont on ne perçoit pas les limites, le corps du Christ se dresse verticalement, tel un homme debout. Non pas affaissé, disloqué, mais redressé, dans une posture verticale qui s'allonge et convoque immédiatement les mots de Césaire " Et elle est debout la négraille... [...] debout et libre2 ". Simulant aussi, par la position de ses bras, un envol. Bien que de grande taille, le châssis de la toile avec ses 190 X 140 cm, signale la volonté de l'artiste de représenter le personnage à taille réduite par rapport à une vastitude environnante. L'intention ne serait-elle pas, revenant à la problématique sous-jacente de la " Leçon de ténèbres ", de provoquer chez l'observateur un questionnement, celui-là même que formulait Pascal à travers la question " Qu'est-ce qu'un homme dans l'infini3 ? "
Violemment éclairée par le halo démesuré d'un cercle solaire, la présence de ce corps s'impose, se détachant avec force de ces " espaces infinis ". La dramatisation de la composition et l'émotion qu'elle suscite en retour renvoient alors bien à une esthétique expressionniste que l'on pourrait rapprocher du baroque. A l'équilibre de lignes associant verticalité et horizontalité la masse solaire introduit à la fois une troisième dimension, la profondeur du temps, mais aussi l'idée d'un temps arrêté, d'un Destin. Parallèlement ce halo, s'il est de nature à créer l'angoisse pascalienne, contribue aussi à dissoudre le chaos des ténèbres rendu à grands coups de pinceau désordonnés. Véritable Midi solaire perçant l'opacité de la nuit qu'elle éclaire à la façon d'un vitrail, la lumière métamorphose progressivement l'outremer profond du ciel en des verts qui évoquent ces " mers virides4 " dont parle le Poète et qui symbolisent la Vie. Du lointain surgissent des formes qui, présentes dans d'autres toiles de cette série, appartiennent au vocabulaire propre à l'artiste. Petits oratorios ou cloches de verre destinées à recueillir de précieuses icones, ces niches révèlent le blanc de la toile nue, comme une béance qui entre alors en résonance avec la nudité du corps du Christ. Symétriquement disposé de part et d'autre de ce corps débarrassé de ses attributs divins, ces " trous blancs " n'évoquent-il pas la vibration de mémoires oubliées, incitant au recueillement, afin qu'un culte puisse être rendu à ces âmes errantes ?
Si la forme qu'Ernest Breleur a voulu donner au corps qui est ici représenté renvoie à une croix, ne peut-on reconnaître dans celle-ci non pas une Crucifixion du Christ mais la représentation symbolique d'un homme sacrifié. Cet homme, descendant d'esclaves autrefois " suppliciés ", ne porte-t-il pas aujourd'hui encore, comme c'est le cas pour Ernest Breleur, le poids et la douleur de son histoire ? " Je n'ai jamais cherché à instaurer une réflexion d'ordre religieux5 ", confiait-il en 2013. Ajoutant, pour justifier le choix de ce thème, " le corps du Christ est toujours celui d'un humain supplicié. Je n'ai pas pu résister à cette tentation ". De fait, en dépit de la forme évanescente dont le pinceau tente de fixer les contours à l'aide de quelques traits noirs, c'est bien le corps sensuel d'un homme vigoureux, de haute stature, laissant apparaître une forte musculation et une puissante virilité, qui nous est donné à voir. Mais c'est aussi le cadavre d'un homme à la peau teintée d'un gris terreux dont on a voulu nier l'humanité en en le décapitant, en le mutilant et en l'amputant de ses membres. Par delà la dépouille charnelle de cet homme mort se métamorphosant en s'élevant dans un mouvement ascensionnel comme en apesanteur, se décèle l'intention de l'artiste de rendre hommage à cet esclave inconnu. Afin de le représenter glorieux, nimbé de lumière et enfin rendu dans toute sa beauté plastique.
Face à cette " Apparition ", que l'on perçoit comme une " Résurrection ", le saisissement saisit quiconque se trouve " abimé " dans la contemplation et comme plongé dans un abîme. Un saisissement qui débouche sur un sentiment de respect et de révérence sacrée. Avec cette toile appartenant à la série " Christ ", Ernest Breleur ne nous a-t-il pas proposé en 1993 une méditation s'apparentant à une " Leçon de ténèbres " ? Une méditation très personnelle qui sert de charnière entre les toiles antérieures de la période Fwomajé et les œuvres radiographiques à venir. Ces œuvres, chacune à leur manière, questionnent la fonction de l'art et sa relation au sacré. Elles constituent autant de tentatives de la part de l'artiste pour tenter d'éclairer ce " chaos monde " dont faisait état son ami, poète et philosophe, Edouard Glissant. Car, comme vient de l'écrire François CHENG dans son ouvrage Cinq méditations sur la mort6, "Un monde sans sacré est un monde de chaos.[...] C'est pourquoi il convient de réaffirmer le sacré fondamental, celui de la vie." Si ce tableau met un terme à sa série des " Christ " tout autant qu'à sa pratique de la peinture, Ernest Breleur n'en aura jamais fini ni avec la mort ni avec le corps. Avec la pesanteur du Néant d'un côté et avec l'incroyable " légèreté de l'Etre " de l'autre.
1- Recherches en esthétique, " Appropriation ", revue n° 2 du CEREAP, 1996.
2 -Aimé Césaire, Cahier d'un retour au pays natal, Paris, éd. Présence Africaine, 1983, p. 61.
3- Pascal, Pensées, n° 72, éd. Brunschvicg.
4-Arthur Rimbaud, " Voyelles ", v. 9, Poésies complètes, Le Livre de Poche, 1960, p. 106.
5-Aica sc, 1er avril 2013, à propos de l'Exposition d'Ernest Breleur " Peintures 1989-1994 ". à l'Habitation Saint-Etinnes, Gros Morne, Martinique.
6-François CHENG, Cinq méditations sur la mort, Paris, Albin Michel, 2013.