Ma présence
établit une base éphémère
à cette succession de monts
et de rivières sans fin
Comment me faire pardonner
de m’interposer ainsi
dans le flux du monde ?
Tourner le regard
vers la lune
tout en pensant
au soleil
qui l’éclaire
Mon rêve de
révolution
est ici
réalisé
en sa totalité
Le monde des roueries
des palais des ustensiles
s’est décomposé de lui-même
devant la constance
du paysage
Le marcheur solitaire
s’enfonce parmi
les montagnes et les eaux
le chemin monte
dans le nuage
c’est là qu’il disparaît
Le grain des choses
d’est en ouest
comme une promesse latente
qui vient
des brumes lentes
L’image
nul regard de ne peut la retenir
tout change à chaque instant
et tout se continue
au-delà des formes et de l’informe
Laisse l’esprit
à ses opérations
efface en toi
les forces ataviques
- et vois !
Etre si bien détaché du monde
que rien ne nous interdit plus
d’y demeurer encore
un instant
Remonter la montagne
et t’asseoir à nouveau
près de la source
que rien
ne peut tarir
Voir la montagne
Aller vers la montagne
penser la montagne
devenir la montagne
Brusquement la tempête s’est levée
la vague s’est élevée vers le ciel
quelque chose pourtant retient son geste
montagne devenue
Vibrant courant bondissant
parmi falaises et ténèbres
le torrent s’arrête parfois
dans la brume douce esquisse
de ses pénombres chinoises
Le torrent arrive sur la falaise
depuis le cœur sombre de la forêt
se divise en cascades
irrigue mes veines et mon esprit
Immergé en tout ce qui se déploie
Rapproché de tout ce qui s’éloigne
Investi par tout ce qui lâche prise
Rester là
longuement longuement
avec ce
commencement
Quelle vérité
contemples-tu
dans l’estompe du paysage
qui n’est pas la vérité
mais quelque chose
de plus précieux encore
Perdu soudain dans la montagne froide
grondement de l’orage
l’averse est proche
joie sans pareille
L’ordre des choses ?
Mais il n’y en a pas !
Seulement un instant suspendu
dans ce chaos qui va
Plus bas les cultures et les champs
nourrir et habiter
à l’ombre des sources
et des rochers
faire ermitage
au beau milieu
de l’agitation des hommes
Quittés les nuages blancs
mais les nuages blancs
poursuivent leur lent parcours
à l’intérieur de moi
Saurons-nous ici
nous libérer de l’entrave des regards
et des jugements ?
Saurons-nous ici
revêtir l’habit du casanier
tout en gardant nos pieds d’errant ?
Courage et obstination
deviennent ici
lâcheté grégaire et divertissement
combien de fois remonter en esprit la montagne
- ou n’a-t-on fait que rêver ?
Les marchands jouent
avec ta naïveté
les femmes raillent
ton air égaré
les illustres se moquent
de ta sincérité
Il faut plus de courage
pour demeurer ici au chaud
que pour courir les montagnes froides
parfois l’effort semble
tout bonnement
impossible
Boire du vin
écrire et faire l’amour
faire rire un enfant
Compagnons des nuées et des brumes
où êtes vous ce soir ?
Comment vivre
Retrouverai-je jamais le tressaillement
de notre joie commune ?
Ici chacun s’efforce d’imiter
au mieux la vie
que de bonne volonté
sous la grimace
la parodie
Quand donc tout cela cessera-t-il ?
Sous l’élan du pinceau
gît le monde perdu
je contemple de loin
les sentiers disparus
comme on évoque
en silence
des triomphes anciens.
Pourtant certains soirs
quand le tourne la tête
en certaines directions
j’entends encore
courir les eaux
vibrer les montagnes
- sur mon visage
un vent nouveau
Ce n’est pas moi qui reconnaît
Montagne Froide
c’est Montagne Froide
qui me reconnaît
D'ailleurs
on a le même rire...