On le sait : l’enfer est joliment carrelé par les produits de multinationales capitalistes, dont la majorité est américaine parce que c’est la nationalité actuelle du Grand Satan. Alors quand, en plus d’être américaine et capitaliste, la multinationale est en position dominante, on fera tout ce qu’il faut, surtout en France, pour lui tailler un costard, aussi étroit que possible.
C’est ce à quoi s’emploient déjà tout un rang de politiciens chevronnés et de juristes patentés prêts à dégainer de la loi ad hoc pour découper en morceau le moteur de recherche qui, en plus de dominer de la tête et des épaules le marché de la recherche sur internet, se double d’un fieffé optimiseur fiscal, ce qui le classe immédiatement dans les pires engeances que la Terre ait portées, à parité avec le virus Ebola, la bière tiède et les bus municipaux.
Grâce au fin travail d’analyse de nos sénateurs, on avait en outre découvert, stupéfait, que Google favorisait honteusement ses propres services au lieu d’aller faire gratuitement de la réclame pour les services concurrents, comme tout Innocent au pays des Bisous était en droit de le réclamer.
Et dernièrement, certains économistes se sont même lancés eux aussi dans la chasse à l’argumentaire anti-Google. Parmi ceux-ci, on peut citer Pascal Perri qui a sorti sa petite calculette et ses post-its pour prouver de façon définitive et pas du tout idéologique que Google, en plus d’être une multinationale américaine en position dominante, en plus d’optimiser méchamment ses impôts avec succès, et en plus de ne pas faire de cadeaux à ses concurrents, serait aussi responsable de freiner la création d’emploi en France.
Pour Perri, c’est très clair, comme Google est « en situation de monopole », non seulement il facture sa publicité (oui, c’est sale, mais c’est comme ça) mais en plus peut-il le faire en profitant de sa situation et en facturant donc ses services entre 10% et 40% plus cher. Ceci entraînerait un renchérissement d’environ 5% des produits. L’auteur de l’imposante étude qui tient bien la route déclare même avec un aplomb assez phénoménal :
« Nous avons fait un calcul sur 150 produits et quand on les agrège, on arrive à 1 milliard d’euros que l’on pourrait rendre au contribuable. »
Zip zoup, et voilà un beau milliard, mes enfants. Vous ne voyez pas le lien entre les recherches Google et le contribuable ? Attendez, vous allez voir, c’est très simple : il faut simplement introduire une bonne petite régulation de derrière les fagots qui imposerait obligerait Google à placer ses offres commerciales au même niveau que celle de ses concurrents (autrement dit, à saboter son outil), et, pouf, la concurrence arrivant, cette régulation permettrait la création de 15.000 emplois en France. Voilà, tagada tsoin tsoin, c’était plutôt simple, vous ne trouvez pas ?
Sauf, bien sûr, qu’il n’y a pas de monopole de Google, tout juste une position dominante. La distinction est importante puisque dans cette dernière, personne n’impose Google si ce n’est le marché. Google n’a forcé aucun commerçant à passer par lui et s’il doit sa position dominante, c’est tout simplement parce qu’il est meilleur. Mais comme il n’empêche absolument personne de faire exactement comme lui (tenez, prenez Quaero pffrt pardon excusez moi je déconne, prenez plutôt Bing ou, pour rester français, Qwant), ce n’est pas un monopole, du tout.
Et bien évidemment, le calcul farfelu qui aboutit tant au milliard d’euro qu’aux 15.000 emplois créés ex nihilo par une concurrence aussi hypothétique qu’évanescente semble oublier tous ces emplois créés justement par l’actuelle situation du marché, qui se trouveraient affectés directement ou indirectement par toute nouvelle régulation de Google, et qui se passeraient probablement de l’abominable tripotage qu’on nous propose ici et dont tout indique qu’il s’agit encore une fois d’un bon gros protectionnisme de tâcheron baveux.
Eh oui, encore une fois, l’état d’esprit bien Français refait surface : une innovation particulièrement fructueuse bouscule l’une ou l’autre corporation, qui s’en remet aux pouvoirs publics et à l’opinion correctement polarisée pour claquer le faquin qui ose lui faire des misères. Pour cela, on utilisera l’arme toujours efficace de la peur :
– On ne peut pas laisser Jacquard et ses métiers à tisser s’installer dans le pays ! Ils vont détruire le métier de tisseur !
– On ne peut pas utiliser une pelleteuse mécanique, malheureux ! Cela va supprimer trop de postes de cantonniers ! Mieux vaut creuser avec une petite cuillère, tiens !
– On ne peut pas laisser Google à sa position dominante (qu’on appellera monopole, pour choquer l’honnête homme et le nigaud inculte) ! Il freine la création d’emploi chez nous ! Nos emplettes sur Google tuent nos emplois, sus au vilain moteur !
Moyennant quoi, une fois le « frein Google » éliminé, on pourra retourner à nos petites cuillères de terrassement et nos métiers à tisser pré-Jacquard, pour s’assurer en France un plein emploi réjouissant.
Ceci posé, et une fois la belle « analyse » de Perri prise pour ce qu’elle est donc (un énième combat néo-luddite), on doit admettre que tout comme les métiers Jacquard qui firent des dégâts chez les Canuts ou les automobiles qui décimèrent les palefreniers, Google et, de façon plus générale, les technologies de l’information modifient profondément le paysage de l’emploi, en France et dans le monde.
De ce point de vue, la démocratisation galopante de l’information modifie de façon profonde le comportement des individus, et, comme le souligne Philippe Silberzahn dans un récent article, met par contraste en exergue violente les vieilles habitudes et les règlementations surannées qui imposent une structure de prix dépassée. Autrement dit, on n’est encore qu’au début des gains de pouvoir d’achat et de productivité que permettent ces technologies, et les professionnels touchés vont sans doute devoir faire preuve d’une capacité d’adaptation remarquable tant la rapidité des changements induits est importante.
Il est d’ailleurs particulièrement intéressant de voir les réactions, souvent outrées ou au moins agacées, des professionnels directement concernés par ces évolutions. Je m’attends d’ailleurs à leurs longs commentaires chiffonnés indiquant par le menu pourquoi tout ce qui est raconté ici (ou dans d’autres colonnes) est à la fois méchant, faux et caricaturalement simpliste, le tout en noyant l’ensemble dans l’expertise et la jargonite qui permettent de bien faire passer le message qu’ils ont raison par argument d’autorité et que non, leur métier n’est pas synthétisable à quelques informations glanées sur les intertubes, scrogneugneu d’abord.
Pourtant, ils auront tort. Bien sûr, pas tout de suite, sur le court terme. Mais sur le long terme, c’est inéluctable et c’est précisément ce qu’on observe partout où ces technologies démocratisent à grande vitesse l’accès à l’information : la création de valeur n’est progressivement plus dans l’application d’un savoir ou d’une expérience ; elle se niche de plus en plus loin de ce qui est faisable par une machine, par un automatisme, eux-mêmes de plus en plus capables. Par exemple, s’il est pour le moment un tantinet risqué de se fier à une machine pour poser un diagnostic médical (à tel point que certains pays lancent des campagnes pour inciter les gens à ne pas « googler » bêtement leurs symptômes), il n’en reste pas moins vrai que les pas de géant réalisés par des projets comme Watson d’IBM en matière d’oncologie par exemple indiquent clairement le chemin qui sera suivi, dans ce domaines et dans les autres.
Dans ce contexte, il sera particulièrement intéressant de voir les stratégies personnelles qui se développeront devant ce changement profond de paradigme. On peut espérer que beaucoup d’individus comprendront les enjeux, et adapteront leur façon d’agir en embrassant ce changement fondamental. En France et comme le démontrent les petites études de notre « économiste » Perri, on pourra en revanche s’attendre à une belle vague de luddisme, poussée par des corps de métiers toujours plus nombreux luttant par la régulation forcenée pour une survie ancrée dans un passé de plus en plus difficile à justifier.
Forcément, ça va bien se passer…
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