10 JUIN 2015 | PAR LUDOVIC LAMANTLa grande coalition entre conservateurs et sociaux-démocrates gagne à tous les coups. Et quand l'issue d'un vote est incertaine, comme c'est le cas sur le traité de libre-échange avec les États-Unis, il suffit au président du Parlement… de reporter le vote in extremis. Consternant.Les observateurs avaient imaginé des dizaines de rebondissements possibles, à l'approche d'un vote très attendu, mercredi midi à Strasbourg, sur le projet de traité de libre-échange avec les États-Unis (TTIP ou TAFTA pour ses adversaires). Mais ce scénario-là, ils sont peu à l'avoir vu venir. Martin Schulz, le président du Parlement européen, a décidé in extremis, mardi en début de soirée, de reporter la consultation du lendemain. Quelques lignes envoyées par mail aux 751 eurodéputés ont suffi : circulez, le vote n'aura pas lieu (ci-dessous le mail du secrétariat général envoyé aux eurodéputés).
Seulement, depuis le vote du 28 mai, les sociaux-démocrates se sont fait attaquer sur leur gauche, par les écolos, la gauche unitaire européenne (GUE, où l'on trouve le Front de gauche) et une myriade d'organisations de la société civile, qui leur reprochent leur trahison sur l'ISDS. Le groupe S&D a donc choisi de contre-attaquer et de déposer la semaine dernière un nouvel amendement mentionnant, de manière explicite cette fois, l'exclusion de ce fameux mécanisme d'arbitrage. Ainsi, si cet amendement anti-ISDS avait été adopté mercredi, c'est le PPE, sur la droite, qui aurait alors refusé de voter l'ensemble du texte en l'état.Bref, la situation s'annonçait imprévisible, et la majorité menacée. Soudainement, on observait à Strasbourg ce qui manque d'habitude cruellement au Parlement européen : de l'incertitude, des rapports de force inédits, un débat qui dépasse les murs du Parlement et finit même par intéresser le grand public. Sentant la situation lui échapper, Schulz a choisi de temporiser.Sur le front de la légalité, il n'y a rien à redire. Mais le signal envoyé par le patron de l'institution est consternant. Il renvoie l'image d'une institution verrouillée, ultra-dominée par une coalition PPE-S&D calquée (de loin) sur le modèle allemand (CDU-SPD), où toute tentative d'élaborer une majorité alternative, qui mettrait en minorité l'un des deux premiers groupes de l'hémicycle, est bannie.Toutes proportions gardées, l'affaire rappelle ce rouleau compresseur auquel doit faire face le gouvernement grec d'Alexis Tsipras, qui cherche à construire – sans y parvenir pour l'instant – une alternative au sein de l'UE aux politiques défendues de concert par les dirigeants sociaux-démocrates et conservateurs à Bruxelles.
À l'époque, le candidat du parti socialiste européen n'est autre que Martin Schulz. Il va perdre, assez largement, face à un certain Jean-Claude Juncker. À peine battu, Schulz ne tarde pas à négocier avec la droite européenne cette « grande coalition » qui lui permet, dès juillet 2014, de rempiler à son poste de président du Parlement européen, malgré la défaite. Et cette même« grande coalition » élira Juncker à la tête de la commission en octobre 2014 (un vote où les socialistes français se sont abstenus). Tout se passe comme si, depuis ce « deal » originel, Schulz n'avait cessé, un seul jour de son mandat, de se souvenir qu'il doit son poste à cette « grande coalition » bancale entre PPE et S&D.Pour le groupe social-démocrate, l'effet politique est déflagratoire. Il se trouve piégé, à intervalles réguliers, par des compromis boiteux avec la droite européenne, qu'il peine bien souvent à défendre devant ses électeurs. Après un an de mandat, la délégation du S&D semble très divisée.Sur le TTIP, l'écart est immense entre des partisans fervents du traité (Roumains, Italiens, Espagnols, une partie des Allemands) et des opposants assez nombreux (une partie des Français, des Allemands, des Britanniques). De ce point de vue, le report tactique de Schulz risque d'exacerber un peu plus ces divisions. Il pourrait aussi encourager des remises en question plus franches de cette « grande coalition » implicite avec la droite, négociée dans la précipitation, sans suffisamment de garanties, et dont les sociaux-démocrates sortiront toujours perdants ou presque. C'est peut-être là, la bonne nouvelle du jour.http://www.mediapart.fr/article/offert/136469ce9b4b97583de09ba61142eef6