#Commissioneuropéenne #TAFTA
10 JUIN 2015 | PAR LUDOVIC LAMANTLa grande coalition entre conservateurs et sociaux-démocrates gagne à tous les coups. Et quand l'issue d'un vote est incertaine, comme c'est le cas sur le traité de libre-échange avec les États-Unis, il suffit au président du Parlement… de reporter le vote in extremis. Consternant.Les observateurs avaient imaginé des dizaines de rebondissements possibles, à l'approche d'un vote très attendu, mercredi midi à Strasbourg, sur le projet de traité de libre-échange avec les États-Unis (TTIP ou TAFTA pour ses adversaires). Mais ce scénario-là, ils sont peu à l'avoir vu venir. Martin Schulz, le président du Parlement européen, a décidé in extremis, mardi en début de soirée, de reporter la consultation du lendemain. Quelques lignes envoyées par mail aux 751 eurodéputés ont suffi : circulez, le vote n'aura pas lieu (ci-dessous le mail du secrétariat général envoyé aux eurodéputés).Extrait du mail du secrétariat général du parlement européen envoyé mardi soir.La raison de cette manœuvre est simple : le groupe politique auquel appartient Martin Schulz à Strasbourg, les sociaux-démocrates (dont le PS), se déchire en interne sur ce dossier emblématique du mandat. De ce fait, la majorité « classique » formée des conservateurs et des sociaux-démocrates, qui dicte – et plombe bien souvent – la vie de l'institution depuis l'été 2014, n'est plus assurée. En l'état, selon les derniers décomptes, ce texte n'aurait pas eu de majorité mercredi.Une anecdote parmi d'autres, dans les méandres de la vie strasbourgeoise ? Au contraire, ce passage en force sur un texte clé du mandat est un révélateur des manières de fonctionner totalement déprimantes de l'institution. Schulz, en gestionnaire ultra-dévoué de cette « grande coalition » à l'allemande, a préféré ne prendre aucun risque. Il a choisi de ne pas organiser un vote qu'il aurait pu, sacrilège, ne pas remporter.Mieux vaut ne pas voter que perdre : l'élu natif d'Aix-la-Chapelle a joué de sa personne comme rarement il l'a osé. Il a sorti de son chapeau un article du règlement plutôt exotique (le 175) pour renvoyer le texte en commission spécialisée, en l'occurrence la commission « commerce international » du Parlement. Selon cet article, un texte peut être reporté lorsque plus de cinquante amendements sont déposés à l'approche du vote en séance plénière – ce qui est largement le cas ici, on a recensé plus de 200 amendements.Que s'est-il passé pour en arriver là ? La commission « commerce international » du Parlement s'était pourtant prononcée le 28 mai en faveur du TTIP en chantier, ce qui laissait présager un vote plutôt facile en plénière à Strasbourg. À l'époque, la majorité comptait toutes les voix du PPE (droite, premier groupe du Parlement, dont l'UMP) et des sociaux-démocrates du S&D (à l'exception de celle du socialiste français Emmanuel Maurel). Pour obtenir cette majorité très confortable en commission (28 voix pour, 14 contre), le rapporteur social-démocrate avait dû lâcher du lest. Il avait accepté, en particulier, de retirer du texte la mention explicite d'une exclusion de l'ISDS, ce mécanisme d'arbitrage entre État et entreprises privées qui cristallise toutes les tensions depuis le début des négociations en 2013.
Seulement, depuis le vote du 28 mai, les sociaux-démocrates se sont fait attaquer sur leur gauche, par les écolos, la gauche unitaire européenne (GUE, où l'on trouve le Front de gauche) et une myriade d'organisations de la société civile, qui leur reprochent leur trahison sur l'ISDS. Le groupe S&D a donc choisi de contre-attaquer et de déposer la semaine dernière un nouvel amendement mentionnant, de manière explicite cette fois, l'exclusion de ce fameux mécanisme d'arbitrage. Ainsi, si cet amendement anti-ISDS avait été adopté mercredi, c'est le PPE, sur la droite, qui aurait alors refusé de voter l'ensemble du texte en l'état.Bref, la situation s'annonçait imprévisible, et la majorité menacée. Soudainement, on observait à Strasbourg ce qui manque d'habitude cruellement au Parlement européen : de l'incertitude, des rapports de force inédits, un débat qui dépasse les murs du Parlement et finit même par intéresser le grand public. Sentant la situation lui échapper, Schulz a choisi de temporiser.Sur le front de la légalité, il n'y a rien à redire. Mais le signal envoyé par le patron de l'institution est consternant. Il renvoie l'image d'une institution verrouillée, ultra-dominée par une coalition PPE-S&D calquée (de loin) sur le modèle allemand (CDU-SPD), où toute tentative d'élaborer une majorité alternative, qui mettrait en minorité l'un des deux premiers groupes de l'hémicycle, est bannie.Toutes proportions gardées, l'affaire rappelle ce rouleau compresseur auquel doit faire face le gouvernement grec d'Alexis Tsipras, qui cherche à construire – sans y parvenir pour l'instant – une alternative au sein de l'UE aux politiques défendues de concert par les dirigeants sociaux-démocrates et conservateurs à Bruxelles.Martin Schulz le 1er juillet à Strasbourg, après sa réélection à la présidence du Parlement. © Reuters.Rapide retour en arrière. Au printemps 2014, la campagne pour les élections européennes introduit une nouveauté : les Spitzenkandidaten, des « chefs de file » pour chaque parti européen. Ces figures s'engagent à faire campagne dans toute l'Europe, pour leur formation respective. Avec une règle implicite : le chef de file du parti qui arrivera en tête des élections, au niveau des 28, deviendra président de la commission. Cette innovation a un double objectif. D'abord, elle vise à « européaniser » la campagne pour les européennes, quand trop souvent, les querelles nationales l'emportent sur les débats européens de fond. Elle doit aussi renforcer la légitimité du président de la commission, élu, non pas directement par les citoyens, mais par les eurodéputés. Dans la foulée, le Parlement espérait renforcer (un peu) son autorité dans le jeu bruxellois, face à la commission (censée incarner l'intérêt général européen) et au conseil de l'UE (qui porte la voix des 28 États membres à Bruxelles).
À l'époque, le candidat du parti socialiste européen n'est autre que Martin Schulz. Il va perdre, assez largement, face à un certain Jean-Claude Juncker. À peine battu, Schulz ne tarde pas à négocier avec la droite européenne cette « grande coalition » qui lui permet, dès juillet 2014, de rempiler à son poste de président du Parlement européen, malgré la défaite. Et cette même« grande coalition » élira Juncker à la tête de la commission en octobre 2014 (un vote où les socialistes français se sont abstenus). Tout se passe comme si, depuis ce « deal » originel, Schulz n'avait cessé, un seul jour de son mandat, de se souvenir qu'il doit son poste à cette « grande coalition » bancale entre PPE et S&D.Pour le groupe social-démocrate, l'effet politique est déflagratoire. Il se trouve piégé, à intervalles réguliers, par des compromis boiteux avec la droite européenne, qu'il peine bien souvent à défendre devant ses électeurs. Après un an de mandat, la délégation du S&D semble très divisée.Sur le TTIP, l'écart est immense entre des partisans fervents du traité (Roumains, Italiens, Espagnols, une partie des Allemands) et des opposants assez nombreux (une partie des Français, des Allemands, des Britanniques). De ce point de vue, le report tactique de Schulz risque d'exacerber un peu plus ces divisions. Il pourrait aussi encourager des remises en question plus franches de cette « grande coalition » implicite avec la droite, négociée dans la précipitation, sans suffisamment de garanties, et dont les sociaux-démocrates sortiront toujours perdants ou presque. C'est peut-être là, la bonne nouvelle du jour.http://www.mediapart.fr/article/offert/136469ce9b4b97583de09ba61142eef6