Magazine Culture
photo © Hélène Peruzzaro
Untold / Andy Stott / Gum Takes Tooth / Carter Tutti Void / Cabaret Voltaire par Thomas Corlin
Avec deux poids lourds historiques de l’indus/électro et deux des talents les plus affutés du clubbing contemporain, l’affiche du dimanche pouvait générer des attentes démesurées, difficiles à satisfaire. La soirée s’ouvre tôt surUntold, connu pour tailler une bass music brûlante et tordue. Probablement peu à l’aise sur ce créneau horaire (20h), l’Anglais se lance dans un live bizarrement séquencé qui penche volontiers vers le dub ou même le reggae, par touches légères mais clairement identifiables. Si les glissements subliminaux qu’il opère entre différents styles sont parfois brillants, quelque chose cloche dans ce patchwork hésitant entre UK bass abstraite et électronica de salon, mais néanmoins assez intrigant pour maintenir l’attention. Andy Stott la jouera beaucoup plus prudent, et sa tentative dancefloor à 21h tombera un peu à plat. Plus originale et mystérieuse sur disque, son electro/bass perd en saveur dans ce contexte. Le line-up de la soirée aurait pourtant pu l’inciter à se permettre une prestation plus barrée, mais il se contente d’un set très festivalier et assez prévisible, dont le souvenir s’estompera rapidement.
Si la jeune garde semble un peu maladroite, les anciens prennent la scène avec plus d’empoigne. Le trio Carter Tutti Void demeurera l’offre la plus satisfaisante de la soirée, et justifie de louper Gum Takes Tooth qui jouent simultanément dans le sous-sol. Monocorde, menaçant, leur live prend la forme d’une jam techno et nous capture dans une spirale gentiment psyché sans qu’on s’en aperçoive, et ceci avec un sens du dosage et de l’économie. Après coup, on a la sensation d’avoir vu le Moritz Von Oswald Trio en beaucoup plus dark et sévère – et beaucoup moins soporifique… Le concert aurait mérité une bonne vingtaine de minutes supplémentaires pour vraiment opérer, mais la régie ne l’entendait pas ainsi, Chris Carter se faisant même retirer sa bouteille d’eau pour signaler que le trio doit libérer la scène.
La vraie tête d’affiche qui a rempli la Grande Halle ce dimanche est bien évidemment Cabaret Voltaire. Le public goth et indus, qu’on a entendu râler ça et là durant les précédents sets, est au garde à vous, tout comme les vieux fans, qui déchanteront assez vite. Le groupe pionnier de Sheffield se résume aujourd’hui à un seul membre, Richard H Kirk, et opte pour une formule coup de poing un peu bourrine qui tend à rivaliser avec les grosses machines du dancefloor contemporain. Indéniablement, c’est efficace : sous des visuels stroboscopiques type VHS typiquement provoc’ (de Jimmy Saville à Kadhafi), Kirk se planque derrière ses machines avec un air grave, et enchaîne des tracks qu’il interrompt inopinément par des transitions volontiers décalées (dont un extrait d’émission radio en français, probablement samplée sur France Culture). Dans une cadence de turbine certes pas très raffinée mais crédible face aux standards de 2015, il revisite à sa manière le spectre techno, avec des clins d’oeil rave d’un côté, ou plus indus de l’autre (on entendra même une boîte à rythme vintage type « Nag Nag Nag »), et affirme son statut de précurseur de la dance music. S’il remporte l’approbation du jeune public, les puristes demeurent effarés par ce show-bulldozer typique de l’abattage auquel se résume souvent la musique live aujourd’hui – il suffisait de jeter un oeil à certains visages dans le public pour se faire une idée. Même si le bon goût n’est pas toujours au rendez-vous, la catharsis est totale, notamment sur les dix dernières minutes durant lesquelles Kirk cumule un joli magma électronique. En tout cas, on le saura : en 2015, Cabaret Voltaire sonne exactement comme une rencontre entre Vatican Shadow et les Chemical Brothers.
photo © Hélène Peruzzaro
Untold / Andy Stott / Gum Takes Tooth / Carter Tutti Void / Cabaret Voltaire par Sonia Terhzaz
En effet, ce report n’aurait vu le jour s’il n’avait été participatif. N’ayant pu rester tout au long de la soirée, c’est avec le concours d’un ami que cette chronique aura pu être finie. Sans sa précieuse aide, il ne m’aurait été donné d’écrire qu’un ersatz de chronique, composé d’impressions vagues et lapidaires d’une soirée passée, au sein de la Grande Halle, au rythme des pulsations électroniques, obombrant mon coeur et mon esprit. La fin de journée sur la pelouse de la Villette était douce et paisible après un concert des Montréalais d’Ought très réussi, qui a su prolonger ma langueur printanière. Au chant à la fois fluide et débraillé, Tim Beeler (chanteur/guitariste d’Ought) était figure de liberté avec son élégante désinvolture, sa fière allure et sa belle tessiture. Je rêvassais, allongée entre les canettes qui jonchaient l’herbe mise à mal par des flots de corps pétris d’énergie rock, en repensant aux temps forts de cette journée, et aux doux moments d’amitié. L’envie de flâner prédominait et je réalisai, presqu’à contrecœur, que j’allais alors me confiner, laissant famille et amis, dans cet antre sombre et immersif, pour me plonger dans une écoute attentive. Cette entrée soudaine était réellement déroutante, telle une percée dans une faille spatio-temporelle. Il n’était que 20h à cet instant précis mais il était très tard dans mon esprit, comme si j’errais au bout de la nuit, à travers bois, au son des musiques électroniques et industrielles de clôtures de festival. J’aurais préféré « raver » en extérieur pour avoir une compréhension plus globale du moment auquel j’étais en train d’assister : j’aurais conversé mentalement et rêvé à des associations combinant une nouvelle idée de la nature/une nouvelle idée de la musique. Il en était autrement.
Tout a commencé avec Untold et je me suis aussitôt dit : « Ouh là là là là » (oui, je me suis juste dit ça) tant la confusion me gagnait. Comment écrire alors sur des émotions impalpables ? Je tentais de me laisser gagner par cette musique abstraite, par les pulsations répétitives aux accents dubstep, issus du dernier album Black Light Spiral (sorti en 2014 sur Hemlock) mais rien n’y faisait. J’observais alors les silhouettes voûtées découpées dans l’obscurité passer devant moi, oscillant entre la fosse pour le moins clairsemée, le fumoir et le bar, sous un mur de basses fréquences perméables dont la tonalité anxiogène commençait à nous gagner. La bonne humeur laissait place à la perplexité, puis tout s’est progressivement assombri, seul le sigle Red Bull Academy, réclame quelque peu grotesque, posée ostensiblement sur la table du DJ, me faisait décrocher un sourire passablement spontané. Je conviens que mon attitude n’était guère engageante. En revanche, ce n’était pas la sombre tonalité de la soirée que je déplorais, bien au contraire… Loin de moi l’envie de danser de manière extatique au son trépidant de la dance music, je cherchais et espérais justement retrouver cet autre aspect de la musique de club, bien plus introspective, sondant les tréfonds de l’âme, les dissonances troublantes, mobilisant diverses émotions, de la mélancolie à la terreur. C’étaient ces abîmes et failles qu’Andy Stott, le jockey de Manchester, tentait d’invoquer, avec son dubstep ponctué de claquements métalliques et industriels à retardement, de sons en sourdine, et autres bruits du dedans en gestation… L’effet n’était pas pour autant probant et, bien malheureusement, j’identifiais les voix féminines pré-enregistrées qui m’agaçaient quelque peu déjà à l’écoute de Luxury Problems (sorti en 2012 sur Modern Love) ou encore Faith in Strangers (2014) conférant à l’ambiance froide et industrialisée une chaleur enveloppante, aux accents world, si incommodante et à mon sens tout à fait inappropriée. Mais POURQUOI DONC faudrait-il, à chaque fois, nous affubler de ces voix car je n’y vois que de l’ambiant cheap and chill sans intérêt. C’est du chillstep en tout état de fait !
Je descendis ensuite au sous-sol avec les Anglais de Gum Takes Tooth, un duo londonien (pour changer, tiens) batterie + clavier, jouant dans un espace confiné des partitions rythmiques répétitives, une dance music tribale expérimentale et ritualisée. J’avais aimé le premier album Silent Cenotaph (Tigertrap Records, 2011) dont certains passages m’enthousiasmaient véritablement (Tannkjott) et espérais retrouver cette énergie noise primitive qui se perdait quelque peu dans le dernier album, Mirrors Fold (sorti en octobre 2014), incorporant des empilements de samples de voix éthérées (ouais ouais) dans un climat « d’ambiant » évoquant quelque peu le Lifeform des « Future Sound of London ». Les textures étaient travaillées malgré le fatras bruitiste créant une tension dialectique intéressante entre les pôles de de l’ordre et du désordre. En revanche, étant positionnée tout au fond et ne pouvant m’approcher davantage de la scène, je ratais quelque peu l’aspect performatif du concert, qui à mon sens était tout aussi constitutif.
Je n’avais pourtant qu’une seule et unique motivation sincère ce soir-là : assister au concert de Carter Tutti Void, alias Chris and Cosey (aussi membres de Throbbing Gristle, qui avaient d’ailleurs joué à la Villette Sonique quelques années auparavant, au temps de leur reformation) et Nik Void de Factory Floor, mais, au moment où tout pouvait commencer, le cœur n’y était plus et mes cartilages ont lâché, sans doute en raison des assauts rythmiques répétés et ce corps surmené qui n’arrivait plus à suivre, me contraignant à quitter honteusement la salle en boîtant. J’ai dû fuir avant qu’il ne soit trop tard pour me préserver de tout ce noir. Ainsi Pascal Joguet, mon ami éclairé, m’a transmis et retranscrit ses impressions. Il indiquait, comme je m’y attendais, que la prestation de Carter Tutti Void constituait le point d’orgue de la soirée avec « un son à la fois puissant et austère, où le rythme des machines faisait écho au jeu de guitares. L’ensemble était parfaitement construit et l’ambiance intemporelle, ne jouant pas sur la nostalgie 80’s, et, même si, à certains égards, surgissaient des boucles caractéristiques, elles s’intégraient de façon cohérente à l’ensemble. Le tout était servi par des visuels géométriques en noir et blanc qui contribuaient pleinement à s’immerger dans l’univers post-indus. C’était très au point artistiquement, contrairement à la prestation délivrée par Cabaret Voltaire qui manquait cruellement d’énergie et d’esprit d’inventivité.
Richard H. Kirk se trouvait seul, contrôlait les séquenceurs (et pourtant disparaissait régulièrement de la scène) et présidait à la restitution d’un son techno vaguement industriel qui aurait bien pu illustrer une scène ardue de 21 Jump Street (moment où Johnny Depp, muni d’un mouchard planqué, fait semblant d’acheter de l’héro au vilain type, percé de toutes parts, qui vit dans l’arrière-salle d’un club sordide). Le montage vidéo valait son pesant de toc et enfilait des perles : des images du Che aux différentes scènes de brutalité policière dans les années 80 aux US, en Palestine, en Afrique du Sud ou encore en Rhodésie… Le morphing de Thatcher en Joker (celui de la série avec Adam West), la reine Elizabeth, la grève des mineurs, etc. On n’était pas là pour rigoler, mais plutôt pour se conscientiser politiquement à l’avant-garde de la création vidéo et de l’anarchisme in the youki et l’esprit de révolte, le scandale et la subversion devenaient soudain risibles et symboles de dérision. A son crédit, un peu dansant quand même dans le dernier quart d’heure – le public ayant de toute manière envie de transpirer un peu à une heure si avancée. »
En conclusion, et si nous mettions ces impressions en perspective : ce choix de programmation était néanmoins assez cohérent car cette soirée dressait des passerelles intéressantes entre des projets pionniers de la scène musicale électronique expérimentale et des projets plus récents s’inscrivant (plus ou moins bien) dans le prolongement d’un courant, d’une idée, et pour lesquels nous retrouvions des ambiances et esthétiques proches, communément sombres et angoissées .Je dirais pourtant que seul le duo londonien Gum Takes Booth pouvait se targuer d’une telle association ou filiation, le reste étant à mon sens largement capillotracté. Ne pouvions nous pas choisir d’autres Anglais ? Pour finir, cette soirée traduisait, une fois de plus, cette volonté, chère aux organisateurs de la Villette Sonique, de faire resurgir des figures mythiques de la scène post-punk expérimentale et les pionniers de l’« underground » (peut-être à une époque où ce terme avait réellement du sens). Avec les Jesus Lizard, Goblin, Throbbing Gristle ou encore Cabaret Voltaire, ce festival encourage ardemment les retours gagnants. Certes, ces concerts sont si exceptionnels que nous avons l’impression d’assister à un moment privilégié qui ne se reproduira sans doute jamais, comme si nous étions les uniques témoins chanceux des derniers soubresauts musicaux de nos héros, mais ils peuvent aussi s’avérer être désastreux. Quel est alors le sens de cette résurgence ? Si le groupe se reforme après plusieurs décennies, que ce soit pour une tournée commémorative ou pour relancer une carrière discographique, il est possible alors d’en questionner les réelles motivations et indubitablement cela se ressent.
Portofolio du festival par Hélène Peruzzaro & Clémence Oliver