Titre original : Manglehorn
Note:
Origine : États-Unis
Réalisateur : David Gordon Green
Distribution : Al Pacino, Holly Hunter, Harmony Korine, Chris Messina…
Genre : Drame
Date de sortie : 3 juin 2015
Le Pitch :
Manglehorn, un serrurier plutôt solitaire, ne s’est jamais vraiment remis de la perte de l’amour de sa vie. Avec son chat pour seule compagnie, il passe le plus clair de son temps entre sa boutique et son domicile, tout en maintenant un semblant de contact avec son fils unique, avec lequel il ne peut s’empêcher d’entrer en conflit. Accroché à un passé douloureux, Manglehorn n’arrive plus à avancer et se borne à toujours espérer le retour de celle qui jadis, faisait briller le soleil dans son cœur, aujourd’hui flétri par l’amertume et les regrets…
La Critique :
David Gordon Green est un réalisateur atypique. Atypique et passionnant. En cela, il fait sans aucun doute partie des cinéastes les plus stimulants du paysage américain contemporain. De part sa faculté à passer du drame à la comédie et dans sa façon de capturer avec une acuité en somme toute extraordinaire les petites nuances qui confèrent une grande universalité aux histoires qu’il porte à l’écran, David Gordon Green est déjà un grand et sait s’imposer, un peu plus à chaque film, comme un artiste dont la sensibilité à fleur de peau peut difficilement laisser indifférent.
Al Pacino ne s’y est pas trompé, lui qui depuis quelques années et après une petite poignée de navets, semble apaisé, face à la légende qu’il demeure. En cela, le personnage que David Gordon Green et son scénariste Paul Logan ont taillé sur mesure pour l’acteur, répond à celui qu’il campait très récemment dans The Humbling, de Barry Levinson. Exception faite des références évidentes au théâtre dans le Levinson, les deux personnes permettent à l’ex Michael Corleone de regarder dans le rétroviseur et d’opérer une sorte d’introspection sans ambage. Calme, le visage fatigué mais l’œil vif, le dos légèrement voûté mais l’étincelle toujours bel et bien présente, Pacino va encore un peu plus loin avec Manglehorn, cet homme usé par une vie dont le cours fut modifié quand l’amour s’en est allé. Parsemé de références, le film n’est pas de ceux qui jouent à fond la carte de la nostalgie liée à sa star, mais recèle néanmoins de pistes, dont le but est de construire un pont entre le passé et le présent et, d’une certaine façon, de mesurer le chemin parcouru. Pour Al Pacino, le chemin est considérable. On ne compte plus les fois où il nous a assis avec ses performances. Pacino fait partie de l’ADN du cinéma. Sa gestuelle, son regard, sa façon de parler, tout appartient au grand inconscient collectif cinéphile. Pourtant, aujourd’hui, c’est l’homme qui veut s’exprimer. En toute simplicité.
Ce serrurier un peu à la ramasse pourrait parfaitement être une version plus âgée du coach passionné et solitaire de L’Enfer du Dimanche, d’Oliver Stone. Il pourrait aussi être ce gangster repenti de L’Impasse. Manglehorn, pas de doute, c’est du pur Pacino. Du grand Pacino. Un rôle qui souligne le talent à l’état brut, d’un comédien pur, car débarrassé de toute contrainte. Le genre qu’on voyait tout à fait Pacino endosser alors qu’il était ce chien fou absolument génial dans les années 70, lorqu’il dynamitait avec une poignée d’autres électrons libres, toute l’industrie cinématographique.
La logique est au centre de la dernière livraison de David Gordon Green. Tous les éléments s’emboîtent à merveille, rien n’est en trop. Fidèle à lui-même, à ce cinéma mi-contemplatif, mi-fougueux, totalement viscéral, le cinéaste se permet de n’en faire qu’à sa tête. Surtout lorsqu’il s’aventure dans un onirisme, certes un peu opaque, mais au final tout à fait cohérent avec la démarche globale, comme le tout dernier plan le confirme brillamment. Manglehorn raconte la tragédie d’un homme qui a laissé passer le train. Pas besoin d’avoir l’âge du personnage pour se sentir touché par son désespoir. Ses regrets sont les nôtres, d’une façon ou d’une autre. La routine cache des souffrances profondément enfouies. Les habitudes, surtout les plus pathétiques, creusent un peu plus les tranchées qui l’isolent des autres. Encourageant l’empathie, malgré son caractère instable, Manglehorn est juste un homme. « Juste » car il est finalement assez rare de retrouver au centre d’un film, quelqu’un d’aussi vrai. D’aussi complexe, mais pourtant d’aussi simple. Comme avec Nicolas Cage dans Joe, ou même Paul Rudd et Emile Hirsch dans Prince of Texas, David Gordon Green ramène Al Pacino à la condition de simple mortel. D’une personne parmi d’autres, un peu fantasque, souvent attachante, parfois détestable. À un moment du film, le personnage incarné par Holly Hunter, par ailleurs le principal vecteur de véritable espoir pour le héros, demande à Pacino si il sait à quel point c’est un connard. Ce dernier, très lucide lui répond qu’il le sait, mais que c’est un peu le cas pour tout le monde… Oui, personne n’est parfait et aux explications, le film préfère la démonstration, sans forcément prendre le spectateur par la main, mais en se montrant au final d’une véracité pénétrante.
À l’instar des précédents longs-métrages du réalisateur, l’émotion naît ici au détour d’un regard appuyé, d’un soupir ou d’un sourire à peine esquissé. Quand Holly Hunter se livre à Pacino, dans une cafétéria cruellement banale ou lorsque un chat retrouve son maître après une opération chez le vétérinaire. Quand Harmony Korine se prend une sévère branlée ou lorsque Chris Messina enlève son masque de narcissisme.
Réalisé avec une grande pudeur, mais non dénué d’audace, Manglehorn fait plaisir, car il ne cherche justement pas à faire plaisir. Bien sûr, Al Pacino est pour beaucoup dans le magnétisme dégagé par l’ensemble, mais pas seulement. Il s’agit d’un tout. Lyrique, ce très beau film touche au vif, sans prétention. Au fond, il ne parle que d’un homme perdu dans la foule, qui se fait du soucis pour son chat…
@ Gilles Rolland