J'ai toujours pensé que dans l'oeuvre d'un écrivain, il y a naturellement une hiérarchie qui s'établit, de sorte que un de ses livres domine l'ensemble, brille plus que les autres à cause de ses qualités qui seraient incomparables ou plus parfaites que celles des autres productions de l'auteur. Ou bien, s'il faut considérer les choses d'une autre manière, on peut dire qu'une certaine magie se dégage du livre-roi de sorte qu'il attire plutôt vers lui les lecteurs alors que les autres livres de l'auteur ne démentent pas non plus le talent de l'auteur. Et pourtant il m'est déjà arrivé de douter de cette pensée, puisque j'ai fait l'expérience, plus d'une fois, qu'on pouvait finalement avoir du mal à départager les ouvrages d'un même auteur. Par exemple, entre les romans L'Hibiscus pourpre et L'autre moitié du Soleil, de Chimamanda Ngozi Adichie, y en a-t-il un qui soit de meilleure facture que l'autre ? Je crois que, dans des moments de doute comme celui-là, on a un petit faible pour celui des livres qu'on aura lu en premier, car les "premières fois" ont cette vertu propre à elles de se loger d'une façon particulière dans notre souvenir.
En ce qui concerne Daniel Biyaoula, j'étais persuadée, après avoir lu L'Impasse, il y a près de dix ans, que ses autres ouvrages ne pourraient valoir ce roman-là, que même s'ils ne déméritent pas, il serait cependant difficile de les placer sur la même marche, la médaille d'or reviendrait forcément à L'Impasse ! Eh bien j'avoue aujourd'hui que je m'étais trompée ! Agonies, le second roman du regretté Daniel Biyaoula, est une sorte de jumeau de L'Impasse : le même discours incisif, la même ironie mordante, peut-être même plus meurtrière que dans L'Impasse, les mêmes descriptions caricaturales, et l'on retrouve les thèmes chers à Daniel biyaoula : le choc des cultures, la volonté consciente ou inconsciente des Noirs de se conformer à la beauté selon des critères européens : clarté de la peau, coiffures occidentales, les moeurs ou le mode de pensée des Congolais...
Ce second roman se déroule entièrement en France, dans une cité où les immigrés ont été soigneusement regroupés, ou plutôt parqués, comme le laisse entendre le nom de la ville imaginaire où Biyaoula situe l'action du roman : Parqueville. Les noms de lieu et des personnages font tout de suite sens dans ce roman. Quand c'est un nom de composition française, tous les lecteurs le percevront, mais il faut être familier de la langue lari, une des langues du Congo, pour comprendre la portée des autres noms propres.
Parqueville n'est pas totalement une ville que l'on voudrait fuir à cause de l'horreur qu'elle inspire, seulement la Z.U.P., qui était "un lieu de liquéfaction, de décrépitude du vivant, qui vous cassait le moral rien que de le voir, qui vous faisait se demander si vous n'étiez pas déjà enterré". (page 12)
Effectivement, il y a de quoi se poser des questions dans ce roman, comme Ghislaine Yula, le personnage féminin autour duquel se joue l"intrigue, et dont le nom de famille signifie "demander" ou "se demander". Elle commence par se demander pourquoi elle n'a pas trouvé un logement ailleurs qu'à Parqueville, rue du Mouroir ! Ses protestations face aux responsables des H.L.M. ne changent rien :
"Quand j'ai vu l'immeuble, madame, quand j'ai senti l'odeur, qui se dégageait dans le hall, et puis la saleté, les graffitis qu'il y avait dedans, je n'ai pas eu le courage d'aller plus loin ! Et puis les gens, madame ! Trouvez-moi un appartement ailleurs, s'il vous plaît !" (page 16).
Ce roman, publié en 1998, dénonce une pratique qui existe depuis toujours, une politique du logement qui vise à regrouper une certaine catégorie de gens dans les zones les plus dégradées des villes, une politique sur laquelle on ferme les yeux, comme si elle n'existait pas, alors même qu'elle crève les yeux. Ceux qui osent briser le silence en nommant la chose avec des mots aussi vifs que la situation est criarde se voient fusillés de toutes parts. Il y a quelques mois le ministre Manuel Valls a parlé d' "apartheid social" pour qualifier cette ghettoïsation des immigrés en France, et toute la classe pilitique lui en a voulu.
Si le sujet apparent semble être celui de l'immigré cherchant à se faire une place dans une France où il se sent rejeté, repoussé, le véritable sujet est peut-être celui de la femme. Le roman est d'ailleurs dédié à plusieurs personnes de sexe féminin et il porte également cette dédicace : "A la Femme", avec une majuscule, car la femme, où qu'elle réside, quelle que soit la couleur de sa peau, est encore trop souvent considérée comme une proie pour les prédateurs masculins. Et son combat est celui de tenter de se libérérer du joug dans lequel l'homme veut qu'elle demeure toujours : que cet homme soit son père, son frère, son époux ou son amant. Qu'elle soit une adolescente, comme Maud, prisonnière des décisions de son père despotique ; que ce soit une femme adulte, comme la mère de Maud, qui a du mal à s'interposer lorsque les agissements de l'époux, Gabirel Nkéssi (le colérique), lui semblent ignobles. Parfois la dépendance dans laquelle se trouve la femme vis à vis de l'homme est assumée, voire revendiquée, comme c'est le cas pour Florence, une Française fortunée, qui n'a que faire de l'infidélité de son jeune amant Camille. Et même si elle se doute bien que l'amour que lui voue Camille est intéressé, ce n'est pas sans peine qu'elle prend conscience que son argent est une bien faible chaîne comparée au véritable amour du coeur que Camille semble éprouver pour Ghislaine. Et pourtant elle veut continuer à se bercer de l'illusion d'être aimée par lui, elle a besoin d'être la maîtresse d'un homme, fût-ce un profiteur.
Que dire de Ghislaine, qui bien qu'elle se dise indépendante et agisse comme tel, ne surprend pas moins par ses choix qui font davantage d'elle une femme prisonnière des serres masculines, plutôt qu'une femme libre. Entre Nsamu Miabola, qu'elle repousse obstinément, et Camille Wombélé, dont elle quémande l'amour, elle se trouvait de toutes façons entre Charybde et Scylla, car leurs noms respectifs ne présagent rien de bon : quel avenir pouvait-elle attendre de Nsamu Miabola, dont le nom évoque la pourriture et Camille Wombélé que son patronyme trahit comme celui qui est perdu d'avance ? C'est pourquoi, lorsqu'on tombe sur des passages comme celui de la page 122, on ne peut que s'esclaffer à cause de l'ironie de la situation, qui met le lecteur en connivence avec l'auteur, au détriment des personnages. "Comment !!! Un clochard, être préféré à moi, Nsamu Miabola ???", s'exclame Nsamu Miabola en parlant de Camille Wombélé, pour qui bat le coeur de Ghislaine. Il ne sait pas, le pauvre Nsamu, que son destin, comme celui de son rival, est tout tracé d'avance, et que Ghislaine s'est engagée dans une impasse, comme le titre du premier roman de l'auteur, et que cette situation n'est pas sans évoquer un autre titre célèbre : "L'aventure ambiguë". Comme dans le roman de Cheikh Hamidou Kane, cela se termine de manière tragique. D'ailleurs le titre "Agonies" est suffisamment explicite lui-même.
Plusieurs thèmes sont abordés dans ce roman : le mal-logement bien sûr, mais aussi la recherche de l'équilibre lorsqu'on se sent écartelé entre deux civilisations, deux cultures différentes, les relations conjugales, l'amour mixte, le tribalisme, les guerres civiles dans les pays d'Afrique. Les personnages noirs du roman sont tous ressortissants de "Ntchiyafua", nom de pays imaginaire qui signifie littéralement "le pays est mort" et qui évoque le Congo-Brazzaville, pays de Daniel Biyaoula, qui a vu ses habitants se déchirer pendant les guerres civiles qui ont sévi là-bas durant les années 90.
Ce roman, qui est écrit dans une langue oralisée, avec cette tendance à employer tous les procédés de l'emphase, montre les contradictions de l'être humain, qui voit la paille qui se trouve dans l'oeil de l'autre et refuse d'ôter ni même de reconnaître la poutre qui se trouve dans son propre oeil. Roman qui dévoile la méchanceté de l'homme, que la jalousie pousse parfois aux pires extrémités. Un roman excellent ! Une plume prestigieuse que ce Biyaoula, qui nous a quittés il y a un an maintenant, et que l'on n'a pas entouré de tous les honneurs qu'un tel talent méritait de recevoir.
Hommage à toi, cher Biyaoula !
Daniel Biyaoula, Agonies, Editions Présence Africaine, 1998, 255 pages.