Amour, colère folie de Marie Vieux-Chauvet

Par Gangoueus @lareus


Ayiti me manquait. Il y a un bout de temps que je n’avais pas fait un voyage sur cette île. Marie Vieux-Chauvet a été une véritable occasion pour revisiter Haïti à une période de son histoire que René Depestre et Kettly Mars m’avait déjà donné de parcourir si la formulation a un semblant de sens quand nous parlons de littérature. Mais tout en évitant des parallèles inutiles, il est une chose d’écrire sur le duvaliérisme depuis l’exil ou encore avec le recul des années qui pèse de tout son poids et une autre de produire dans l’enfermement même d’une dictature. Ecrire de l’intérieur, au coeur des ténèbres, force la forme du propos et de l’écriture.
Contexte historique de la publication de ce romanAvant d’aborder ce roman, il est à mon avis essentiel de rappeler son histoire. Marie Vieux Chauvet est une auteure connue dans les réseaux littéraires haïtiens. Elle appartient à la grande bourgeoisie mulâtre de ce pays. Elle est avant tout une artiste qui questionne son pays, son histoire, ses classes sociales. En 1968, année de toutes les bascules sur la planète, au moment où elle décide de publier un recueil de trois oeuvres de fiction, Papa Doc règne en maître sur Haïti. Une dictature féroce soutenue par des alliés américains qui veulent réduire l’influence cubaine dans les Caraïbes et qui ont toujours entretenu une relation malsaine avec Ayiti. Amour colère Folie est publié chez Gallimard par l’entremise de Simone de Beauvoir qui a entrevu le caractère à la fois sulfureux de cet oeuvre et la singularité de la voix féminine de Marie Vieux-Chauvet. La légende voudrait que Jean-François Duvalier ayant lu le livre, aurait piqué une terrible colère. Il y a de quoi. La famille Chauvet va, pour son salut personnel, racheter tous les exemplaires du livre auprès du grand éditeur parisien, pour éviter de voir la barbarie du système Duvallier s’abattre sur elle. L’auteure elle-même va devoir s’exiler et mourra 5 ans plus tard, loin de sa terre natale. 
Republier en Haïti dans les années 90, la parution cette année chez Zulma de ce roman en format de poche est en soi un événementi. J’aimerais dire que le contenu de ce livre explique son histoire et donnera à beaucoup une idée de ce que peut être la place d’un écrivain face à un système totalitaire. Une posture libre qui dépasse les intérêts, les avantages sociaux dans lesquels baignaient Marie Vieux-Chauvet de son temps.
AmourC’est le premier texte. Il est le plus long, le plus dense parce qu’il colle au plus près d’un personnage. Claire Clarmont. Une femme de 40 ans, vivant avec ses soeurs dans la demeure héritée d’un père ayant fait fortune dans l’exploitation du café au début du 20ème siècle et qui a sens cesse briguer l’investiture suprême de son pays. Mais au moment où la demoiselle Claire Clarmont parle, ce père a disparu depuis belle lurette. Claire Clarmont a le point de vue marginal de la vieille fille. Distante, peu diserte, elle offre à son entourage l’apparence de la piété religieuse. Elle semble déconnectée des choses, des passions de la chaire auxquelles se livrent sa soeur benjamine ou aux sages joutes de sa soeur cadette mariée à un Français habitant la demeure familiale. Ses états d’âme révèlent un être retors, manipulateur à un niveau inquiétant, lubrique. Marie Vieux-Chauvet tente-t-elle une psychanalyse d’une élite haïtienne de son époque guindée, arrogante et pourtant si désireuse d’une sensualité qui lui fait défaut? La question raciale est au coeur de ce texte. Certains diront qu’il s’agit de luttes de classe. Mais par le jeu de la génétique dans un univers fait de brassages raciaux, Claire Clarmont nait noire dans une famille de mulâtres blancs. Avec toutes les questions qui sous-tendent, une mésestime de soi profonde qui explique le statut social et l’aigreur de narratrice au moment où elle écrit. Il me semble que le racisme qui est coeur de ce roman est l’un de plus violent qu’il m’ait été donné de lire. Ce qui peut paraître étonnant quand on parle de la première nation noire indépendante de l’ère moderne…
ColèreLa violence du duvaliérisme monte d’un cran dans le deuxième texte. Elle était très présente dans le premier texte. Elle est sous-jacente dans Amour, se matérialisant par les cris qui émanent des prisons qui jouxtent la demeure des Clarmont et entrecoupant la réflexion lucide et sensible de Claire. Dans Colère, elle prend le contour d’une expropriation terrienne en bonne et due forme. Une famille plutôt noire a obtenu par d’une terre importante par un aïeul. Quand les maroutes viennent remettre en cause les limites du cadastre, c’est toute une famille de têtes brûlées qui voit son univers embarqué dans les sombres vagues du totalitarisme et de l’injustice. Enfin, injustice… Toute l’intelligence de Marie Vieux Chauvet réside dans le fait de montrer qu’il n’y a pas les bons d’un côté et les mauvais, même si l’oppresseur est décrit sous des formes caricaturales qui traduisent bien la difficulté raciale en Haïti. Mais ici,le premier enjeu du texte est d’observer la réaction des membres de cette famille face à la violence d’un pouvoir vindicatif. Le texte entre là dans une dimension universelle renvoyant le lecteur à sa propre réaction et le questionne « face à l’abject quelle attitude tenir? ». Les épreuves révèlent les individus, dit-on. Colère va en être l’illustration.
FolieSi je devais faire une thèse en littérature, je travaillerais surement sur le fou comme dispositif littéraire intéressant pour aborder la liberté d’expression et le libre arbitre. Ici, la folie se saisit de poètes. Où plutôt ces derniers usent d’elle comme un bastion les maintenant en vie. Cette dernière partie de l’oeuvre magistrale de Vieux-Chauvet interpèle le lecteur sur la position de l’intellectuel face à l’abject, la barbarie. Et quelle forme sa résistance, sa réaction peuvent-elles prendre forme dans un tel contexte. On parle d’Haïti, terre qui a broyé des hommes de lettres brillants comme Jacques-Stephen Alexis. D’une certaine manière, l’enfermement de ses personnages est prémonitoire, Marie Vieux Chauvet va connaître cette douloureuse dans son exil lointain à New-York. Prémonition. C’est finalement le texte le plus touchant et surtout le plus original puisque la romancière en scène y déploie plusieurs genres : prose, théâtre, poésie.
Conclusion
Que dire de plus? Que ce texte me parle? C’est une évidence. Qui a connu une once de régime totalitaire comprendra forcément les logiques qui sont en jeu. J’aimerais que le plus grand respect que j’ai pour cette oeuvre de Marie Vieux-Chauvet, c’est avant tout la sincérité et l’honnêteté qui s’en dégage. La romancière appartient à l’élite mulâtre qui dans un premier temps a tout à craindre pour ses privilèges de ce pouvoir nègre qu’incarne une certaine phase du duvaliérisme. On lit la revanche qui transpire des parvenus qui détiennent le pouvoir. Et la race bout dans toutes ces questions et ces états d’âme. La diabolisation de l’autre est un concept très présent avec des métaphores très crues, comme dans le dernier texte. On découvre en filigrane une nation malade de son histoire, loin des images d’Epinal que portent Les gouverneurs de la Rosée. Il est difficile de ne pas ressentir ce texte et il faut énormément de grandeur pour mettre en scène toutes ses peurs et en même temps se tenir à distance. Un livre à la hauteur de ce qu’est la littérature haïtienne : magnifique et indispensable.
Marie Vieux-Chauvet, Amour, colère et folie
Première parution en 1968 chez Gallimard, réédition en 2015 par Zulma Editions