~~d'après TRIBUNAUX RUSTIQUES de Maupassant
À Gorgeville, La salle de justice de paix Est pleine de paysans. Assis sur des bancs, Ils attendent immobiles Le début du procès. Il y en a des petits, des grands, Des gros rouges et des maigres Qui ont l'air taillés Dans des branches de pommier. Ils ont posé leurs paniers par terre Et, avec eux, ils ont apporté des odeurs De sueur, De fumier et d'étable.
Sur l'estrade, autour d'une table Recouverte d'un tapis vert, Un gendarme, à droite, regarde en l'air Et le vieux greffier, assis à gauche, écrit. Le juge, ventru et coloré Prononce sur un ton de profond mépris :
-" Appelez les affaires, Monsieur Poiret. "
Le greffier bredouille : -" Mme Victorine Jalon Contre M. Isidore Paturon. "
S'avance une énorme femme, Une dame de la campagne, une dame De chef-lieu de canton, Avec chapeau à rubans, Chaîne de montre en feston, Bagues et pendentifs luisants Comme des chandelles allumées. D'un coup d'œil où perce la raillerie, Le juge de paix La salue et lui dit :
-" Énoncez vos griefs, s'il vous plait. "
La partie adverse se tient de l'autre côté. Elle est représentée par trois personnes. Au milieu, un jeune paysan D'environ vingt-cinq ans, Joufflu et rouge comme une pomme. À sa droite, sa femme, maigre, le teint mate, Avec une tête mince et plate Que coiffe un bonnet rose bonbon. Elle a un œil rond, étonné Et colère qui regarde de côté. À la gauche du garçon, Se tient son père, vieux bonhomme courbé Dont le corps tortu disparait Dans sa blouse empesée. Mme Jalon commence à s'expliquer :
-" Monsieur le juge de paix, Voici quinze ans Que j'ai recueilli Isidore. Je l'ai élevé et aimé Comme une maman. J'ai tout fait pour lui. Il m'avait promis, Il m'avait juré De ne pas me quitter On a même fait un acte qu'il a signé, Moyennant lequel je lui donnais Ma terre de Bec-de-Mortan Qui vaut dans les six mille francs. Or, voilà qu'une petite morveuse..., Une pauvre gueuse... "
LE JUGE : -" Modérez-vous, Madame, voulez-vous ! "
MME JALON : -" Elle lui a tourné la tête. Et ce grand sot L'a épousée Et lui a porté Mon bien du Bec-de-Mortan, en dot. Ah ! Mais non, l'ami, pas de ça ! J'ai un papier, moi,.... Tenez le voilà ! " Mme Jalon tend au juge un papier timbré.
LE JUGE lit : -" Je, soussigné, Isidore Paturon Promets par la présente à Mme Jalon De ne jamais la quitter de mon vivant Et de la servir avec dévouement. Fait à Gorgeville, le 5 août 1883.'' Comme signature, il y a une croix. Vous ne savez pas écrire, M. Paturon, Dites-moi ? "
ISIDORE : -" Non. C'est pas moi qui l'ai faite, cette croix.
LE JUGE : -" Qui l'a faite alors, cette croix ?
ISIDORE : -" C'est Mme Jalon, ben vrai ! "
LE JUGE : -" Vous êtes prêt à le jurer ? "
ISIDORE : -" Sur la tête d' mon pé, D' ma mé, d' mon grand-pé, D' ma grand-mé. Je jure que c'est point mé. "
LE JUGE : -" Quels étaient donc Vos rapports avec Mme Jalon ? "
ISIDORE : -" A m'a servi de traînée. Je l' jure " (Rires dans l'auditoire.)
LE JUGE : -" Modérez vos expressions. Vous voulez dire que vos relations N'ont pas été aussi pures Que Madame Jalon le prétend ? "
LE PÈRE PATURON : -" I' n'avait point quinze ans, M'sieu l' juge, quand a m' l'a débouché... " LE JUGE : -" Vous voulez dire : '' débauché '' ? "
LE PÈRE : -" J' sais ti mé ? A l' nourrissait comme un poulet, Sauf votre respect. Quand l' temps fut v'nu qui lui sembla prêt, Qu'a l'a détravé. "
LE JUGE ; -" Dépravé... Et vous avez laissé faire, n'est-ce pas ? "
LE PÈRE : -" Une autre ou celle-là... "
LE JUGE : -" Et vous vous plaignez ? "
LE PÈRE : -" Oh ! Me plains de rin, mé, De rin, seulement qu'i n'en veut pu, li. "
MME JALON : -" Ces gens m'accablent de menteries. Mais Paturon, j'en ai fait un homme. "
LE JUGE : -" Parbleu ! "
MME JALON : -" Maintenant, il m'abandonne Et il me vole mon bien. Bref, il me renie. " ISIDORE : -" C'est pas vrai. J'ai déjà voulu la quitter, v'là cinq ans, Vu qu'elle avait grossi d'excès Et que ça m'allait nullement. Je li dis : ''J' vas m'en aller.'' Alors, v'là qu'a pleure et m' promet Son bien de Bec-de- Mortan Pour me faire rester quéque z'ans, Rien que cinq ou six Mé, je li dis oui. Quéque vous auriez fait ? J' suis donc resté. Bec de Mortan, ça valait ben ça ! "
LA FEMME D'ISIDORE : -" Mais guettez-la. C'te meule, guettez-la ! Et dites-mé que ça valait bien ça. " (Mme Jalon s'affaisse et se met à pleurer.)
LE JUGE, s'adressant à Mme Jalon : -" Je n'y peux rien Vous lui avez donné un bien Il est à lui, Bien à lui. Il avait le droit de faire ce qu'il a fait Et de l'apporter en dot à sa femme. Moi, je ne peux envisager les faits Qu'au point de vue de la loi, Chère madame. "
LE PÈRE PATURON : -" J' pourrais-ti r'tourner chez moi ?
LE JUGE: -" Si vous voulez." Et se tournant vers Mme Jalon, il ajoute : "Et vous, Chère dame, remettez-vous Puis...si j'ai un conseil à vous donner, Vous devriez chercher un autre ...ami".
MME JALON : -" Je n'en trouverai pas. Voilà mon avis. " Elle se lève et s'en va à petits pas, avec des hoquets de chagrin, se cachant la figure dans son mouchoir
LE JUGE, se tourne vers son greffier : -" Appelez l'affaire suivante. "
LE GREFFIER : -" M. Polyte Lecacheux - M. Prosper Desplantes. "