Dans sa version originale, le dernier roman de Zadie Smith
s’intitule sobrement : NW. Ce
qui aurait pu donner, en traduction : NO.
L’éditeur français a choisi d’être plus explicite avec Ceux du Nord-Ouest. Il a bien fait. A l’exception des expéditeurs
de courrier dans ce coin de Londres, presque personne ne comprend le sigle hors
du Royaume-Uni dont Zadie Smith confirme être, parmi les écrivains, une valeur
de plus en plus sûre au fil des livres et des années.
Il y a donc ce territoire auquel Leah Hanwell, premier
personnage à faire son entrée en scène, est attachée. Elle « est aussi fidèle à ces quelques trois kilomètres carrés de ville
que d’autres le sont à leur famille où à leur pays. Elle sait comment les gens
parlent par ici » et n’est donc pas surprise par les « putains de
portes » qu’une inconnue venant de frapper chez elle a toutes essayées
avant de voir s’en ouvrir une. Celle de Leah, bouleversée par le désespoir qui
semble habiter Shar, qu’elle a déjà vue dans le quartier et qui lui semble
familière maintenant qu’elle lui a donné son prénom. La mère de Shar vient
d’avoir une crise cardiaque, elle est à l’hôpital, il faut prendre un taxi pour
y aller, mais comment faire sans argent ? La demande a l’allure d’une
arnaque mais bientôt Shar se trouve des points communs avec Leah, grâce à
l’école par laquelle elles sont, dans le quartier, passées toutes les deux.
Avec, aussi, Natalie De Angelis, qui s’appelait alors Keisha Blake.
Car il ne s’agit pas seulement d’un territoire, il s’agit
aussi des personnes qui vivent dessus et qui, pour avoir en commun un lieu
d’origine, n’ont pas connu les mêmes destins. La partie centrale du roman,
« Hôte », découpée en 185 fragments, en est aussi la clé. Ou plus
exactement la colonne vertébrale sur laquelle se greffent naturellement les
autres parties. On y suit Leah et Keisha depuis qu’elles ont quatre ans – mais
cet épisode par ailleurs presque anodin est raconté au plus que parfait, parce qu’il
est envisagé six ans après. Ce qui fournit une indication essentielle sur la
manière dont fonctionne le roman : pour Zadie Smith, la forme est parfois
plus importante que le sujet immédiat.
Techniquement, puisqu’on sent qu’il faut y prêter attention,
l’ouvrage s’ouvre et se ferme avec deux parties qui portent le même
titre : « Apparition ». La dernière semble trancher, d’un commun
accord entre Natalie/Keisha et Leah, les nœuds douloureux qui ont été serrés à
partir de la première. Et les deux personnages féminins disposent de doubles
masculins : Frank et Michel, qui sont leurs maris. Avec aussi, à
l’arrière-plan, les ombres inquiétantes de Nathan et, un peu plus loin encore,
de Felix.
Keisha et Leah sont les meilleures amies du monde, peut-être
même sont-elles, sans jamais se le dire, amoureuses l’une de l’autre. En même
temps, elles s’envient mutuellement, ruminent des reproches réciproques et peu
justifiés qui les transforment, alors qu’elles ont tout pour être heureuses, en
femmes insatisfaites capables de jouer avec leur existence comme on joue à la
roulette russe. Les mises sont considérables, elles sont à la mesure de la
fragilité des personnages qui peuvent s’écrouler à chaque instant malgré ce
qu’on peut appeler leur réussite sociale. Le chemin pour y parvenir, plus long
pour Keisha qui venait de loin, est décrit avec une sensibilité presque
douloureuse dans « Hôte », les pages les plus puissantes d’un livre
auquel, si on l’envisage dans son ensemble, on ne trouve pas de point faible.
Zadie Smith est une romancière virtuose. Elle est aussi à
l’aise avec les armes de la langue qu’avec les particularités sociales et
ethniques du milieu qu’elle décrit. Est-ce d’être elle-même métisse qui lui
donne cette conscience si fine, jamais insistante mais toujours présente, des
regards sur les couleurs de peau ? Peut-être cela aide-t-il. Mais il y a
surtout son talent à articuler les pans du récit sur l’ensemble des éléments
dont elle dispose pour lui donner son épaisseur. Si bien que, malgré quelques
audaces qui l’éloignent, bien qu’avec modération, du classicisme littéraire,
elle ne court jamais le risque de perdre son lecteur en route.
Ceux du Nord-Ouest
est un roman qui touche à la fois l’intelligence et le cœur. Ce n’est pas si
fréquent.