Après avoir décortiqué la nouvelle Le Horla de Maupassant et son adaptation en bande-dessinée par Guillaume Sorel, je voudrais vous parler d'une adaptation en bande-dessinée par des auteurs que j'adore, Fabio Moon & Gabriel Ba, d'un roman de Milton Hatoum : Deux frères.
Frères jumeaux, Omar et Yaqub se haïssent depuis toujours. Le premier, aussi appelé « Petit dernier » est le préféré de sa mère ; celle-ci ne s'en est d'ailleurs jamais cachée. Ayant failli mourir juste après sa naissance, il a été autant chouchouté que Yaqub a été délaissé. Plus discret et plus réfléchi, Yaqub est envoyé seul au Liban à l'âge de treize ans, le pays d'origine de ses parents. Lorsqu'il revient, cinq ans plus tard, les jumeaux n'ont plus rien en commun que la haine et la rancœur. Roman publié par Milton Hatoum en 2000, Deux frères a été adapté en bande-dessinée par Fabio Moon et Gabriel Ba quinze ans plus tard.
On retrouve dans la bande-dessinée le même schéma narratif que dans le roman : l'histoire nous est racontée du point de vue de Naël, le fils de Domingas, la bonne de la famille. Enfant pendant que les jumeaux étaient adolescents, il les a vu grandir et s'affronter en tant que jeune adulte et s'est fait raconter leur histoire par leur père Halim et sa mère Domingas. Ces deux récits ont ainsi complété son statut de témoin et de spectateur discret de cette famille.
« Domingas m'a raconté certaines choses, beaucoup d'autres se sont déroulées sous mes yeux. J'ai observé tout ce petit monde de l'extérieur, parfois même avec distance. Témoin de ce jeu cruel, j'ai assisté à de nombreuses parties, jusqu'à la dernière. » Milton HatoumPetit bémol, certains mots-clés diffèrent du roman à la bande-dessinée ; Omar, appelé « Petit dernier » dans le roman, est désigné sous le nom de « cadet » dans la BD. Le « poulailler des vandales », l'école à réputation modeste fréquentée par Omar et Naël, devient de même la « basse-cour des vandales ». Quelques phrases de la bande-dessinée m'ont même parues assez peu élégantes : le « Néanmoins, les enfants s'étaient installés dans la vie de Halim et jamais il ne se fit à cette idée. Néanmoins c'étaient ses enfants et il apprit à vivre avec, il leur racontait des histoires » me fait une impression bizarre et est pourtant très beau dans le roman de Milton Hatoum « Les enfants s'étaient immiscés dans sa vie conjugale, et Halim ne s'y était jamais fait. Mais c'étaient ses enfant, malgré tout. Il s'efforça donc de vivre avec eux : de temps en temps, il leur racontait des histoires (...) ». J'ai trouvé dommage que certains mots phares ne soient pas repris dans la BD (je trouve sympathique de les retrouver d'un format à l'autre, et les premières expressions étant pertinentes, les modifications semblent assez inutiles) mais je me demande si ce n'est pas ici à l'initiative du traducteur de la bande-dessinée.
Tous les éléments du récit se retrouvent dans la bande-dessinée. Les frères (jumeaux eux aussi) Gabriel Ba & Fabio Moon ont fait un travail incroyable pour concentrer les trois cents pages du roman de Milton Hatoum en 230 planches et tout en restant fidèle à la trame du récit original. Evidemment, des choix ont été faits pour que l'adaptation soit compréhensible -le personnage de Rânia, la benjamine de la famille, est moins développé que dans le roman par exemple, mais le rythme et l'atmosphère si particuliers au roman se retrouvent bel et bien dans la bande-dessinée, et j'ai adoré cela ! Les dessins de Gabriel Ba sont parfaits, j'ai été assez étonnée de remarquer que l'image que je m'étais faite des paysages de Manaus et de la maison des jumeaux était particulièrement ressemblante aux dessins de la BD. A l'inverse de Daytripper, les dessins sont ici en noir et blanc mais cela n'enlève rien à leur charme.
Le roman de Milton Hatoum a sûrement été une de mes meilleures lectures du mois dernier. L'auteur a un style assez incroyable sans pourtant avoir de trait particulièrement original -je pense en réalité qu'il a juste un énorme talent pour raconter des histoires. Celle d'Omar et Yaqub n'était pas évidente : partagée entre le Liban et le Brésil, ayant en commun une gémellité plus marquée par la fatalité que par la complicité, des personnages secondaires assez riches, la quête identitaire et paternelle du narrateur en toile de fond (Naël est en effet le fils de l'un des jumeaux, mais ne sait pas duquel avant la toute fin)... Le tout est finalement assez complexe, et comme un patchwork, la teneur de l'histoire ne nous apparaît vraiment qu'à la fin du roman. Si cette fin est assez tragique d'ailleurs, elle est aussi très fine et intelligente, et particulièrement marquante ! Elle ne déçoit pas le lecteur et ne le laisse pas bredouille, elle donne au contraire tout son sens à l'histoire.
Si je ne devais vous en conseiller qu'un seul, je vous conseillerais quand même le roman de Milton Hatoum (et j'ai l'impression de m'enfoncer un couteau dans le cœur). Non pas que la bande-dessinée soit mauvaise -loin de là, elle est absolument géniale et a une atmosphère assez incroyable elle aussi, mais le roman rend selon moi mieux compte de la complexité de cette histoire, rend plus justice aux personnages secondaires et enveloppe ainsi d'autant plus le lecteur de cette atmosphère poétique et mystérieuse, belle et angoissante à la fois. Et, malheureusement, je dois admettre qu'après avoir lu le roman, j'ai été un peu dubitative face à certaines traductions de la bande-dessinée.
Et vous, pensez-vous que certaines adaptations en bande-dessinée ont parfois du mal à égaliser l'original ? Avez-vous déjà été déçus par des traductions ?
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