Deux points pour revenir sur cette production de Lulu après une deuxième vision, qui m’a permis de mieux asseoir mon jugement et mieux confirmer mes intuitions.
D’abord, la mise en scène de Dmitri Tcherniakov , concentrée sur les personnages et qui raconte une histoire elle-même concentrée sur le proscenium. On ne reviendra pas sur l’extraordinaire performance des chanteurs-acteurs, qui réussissent à eux seuls à porter le spectacle.
Avec un dispositif unique d’une grande simplicité apparente, Tcherniakov par les jeux d’éclairage et quelques chaises réussit à raconter avec un précision incroyable une histoire qu’il vide de toutes ses péripéties : pas vraiment de picaresque dans cette Lulu : on ne voit pas les policiers chercher Lulu, on entend à peine les coups de révolver contre Schön, on entend sans voir l’agitation du début du 3ème acte lorsqu’on apprend que les actions de la Jungfrau s’écroulent. Tcherniakov ne s’attarde pas sur l’accessoire, sur les détails cinématographiques de l’histoire, sur les péripéties qui ne concernent pas Lulu.
S’attardant au contraire sur le personnage de Lulu, il compose une passion en neuf stations, l’ascension, le triomphe et la chute, faisant de Lulu une sorte de planète autour de laquelle gravitent les autres personnages, en effaçant tout pittoresque. Je l’ai dit, c’est une vision épurée, où la situation tragique se construit, il en fait presque une sorte de sainte , oui, de sainte tout en blanc (il faudrait analyser la blancheur de ces habits du 3ème acte) d’un univers noir et lisse, sans rien pour se retenir ou s’agripper .
L’histoire fourmille de détails, le cinéma s’en est emparé tant l’œuvre est « réaliste » et i. Et pourtant ici, Tcherniakov réussit à effacer tout réalisme de façade pour fouiller chirurgicalement les âmes et les personnages, dont chacun est dessiné avec une justesse et une précision qui stupéfient : l’athlète (excellent Martin Winkler) est par exemple exceptionnel, il porte des « signes » d’athlète (survêtement) mais il n’apparaît jamais comme tel, on le sent, sans jamais l’identifier de visu, c’est par les gestes, c’est par quelques détails qu’on l’identifie.
Même précision à la fin où Lulu habille un Jack l’Eventreur volontairement autre ; de la redingote de Schön, alors que Jack L’Eventreur porte lui même une redingote qui pourrait y renvoyer. Elle l’habille comme pour un rituel, comme si elle sentait qu’il fallait mourir par cet homme, un substitut sacrificiel. Mais là aussi pas de cris bestiaux comme quelquefois, mais un instant bref, et définitif, une mort presque pudique, presque linéaire, comme celle d’Alwa précédemment. Il y a eu des morts théâtrales, (le Medizinalrat, le peintre, Schön) qui doivent ponctuer de manière presque spectaculaire l’itinéraire – la mort du peintre est particulièrement soignée à ce propos, ou celle de Schön) toutes les morts du 3ème acte sont presque des instants qui passent, sans qu’on s’y arrête, y compris celle de Lulu. Merveilleux travail.
Seuls moments « mouvementés », les intermèdes où le chœur progressivement accompagne l’histoire, histoires de couples qui s’aiment, se désirent et se détruisent au rythme grinçant d’une musique qui à ce moment explose en mille sons, avec une énergie peu commune. Ce qui fait bouger, ce qui se fait entendre dans l’histoire, ce sont les interstices de la vie qui va.
Tcherniakov joue en revanche sur les reflets, sur la présence des personnages au fond, sur leur entrée dans le champ du spectateur, ce sera Schön, mais aussi Schigolch, ou La Geschwitz, très juvénile de Daniela Sindram, voire sur la jeune fiancée ; il joue sur les reflets, sur leur multiplication comme pour donner à cette histoire une sorte d’universalité et en même temps construire une sorte d’harmonie qui fait image.
Face à ce travail millimétré, d’une très grande précision dans les gestes et dans les attitudes, très dramatique, laissant peu de place à l’improvisation, Kirill Petrenko prend lui aussi l’auditeur à revers : à l’univers glacé construit par Tcherniakov, Petrenko fait écho par un univers minimaliste, donnant à sa Lulu une valence intimiste, presque chambriste, et marquée rythmiquement sans aucun espace pour la complaisance sentimentale, mais sans aucune violence. On s’attend toujours dans Lulu à des moments tendus, incisifs, violents, et Petrenko arrondit les angles, renvoie à un univers sonore plus charnu comme l’univers straussien, par certaines couleurs, très rondes, alors que par ailleurs il réussit à isoler tous les sons, à proposer une vision qui semble quelque fois le son grèle d’un quatuor à cordes, millimétrée et calquée sur les mouvements de la mise en scène.
Il en résulte une très grande tension, ce qui est paradoxal tant on attend de cette tension une sorte d’expressionnisme, alors qu’il est totalement impressionniste, construisant l’univers à partir de sons isolés, mais toujours très colorés alors qu’il est métonymique, nous faisant entendre un mince partie pour dessiner le tout : la prestation de l’orchestre est magnifique, dans la fosse et en fond de scène, où Petrenko limite le volume des musiques de scène. Il en résulte la même impression de concentration et d’essentialisme que sur la scène. En ce sens, les deux approches sont à la fois cohérentes et se répondent en écho.
On peut évidemment préférer une Lulu plus acérée, plus coupante, plus spectaculaire aussi. Elle l’est mais sur un fil plus que dans une masse sonore. On peut préférer aussi un tempo plus vif, mais alors où serait le suivi millimétré de la scène et de chacun de ses mouvements. J’ai souvent dit que Petrenko suivait ce que la scène lui disait : une fois de plus, il propose une Lulu en pleine cohérence avec l’univers ascétique du plateau, où seul l’essentiel est vu, à savoir un parcours individuel où chaque personnage ne se définit que par sa relation à l’héroïne ; dans la fosse, on a aussi débarrassé l’œuvre de toute fioriture, de toute profusion. Mais il est inouï de tout entendre, chaque note, comme si elle était isolée des autres et en même temps dans une totalité, chaque inflexion est perçue, avec des coups d’archets surprenants, des accélérations du rythme inattendues, des ralentissements mais aussi une volonté de marquer certaines phrases, qui tissent un fil d’échos de Mahler à Strauss.
Certes, il faut au spectateur une attention de tous les instants, voire une tension particulière (à certains moments, le son me rendait très tendu, tant il surprenait, tant il collait à l’action et au mouvement) et aussi une grande disponibilité pour cette approche très neuve. Disponibilité, cela veut dire être débarrassé de ses attentes ou de ses habitudes d’écoute, notamment au disque. Je n’ai jamais entendu pareille Lulu, ascétique, hiératique et néanmoins quelquefois charnue et adoucie, coupante et attendrie, nette et brumeuse. En cela, on a là une option d’interprétation qui peut désarçonner, et qui m’a emporté.
A revoir ce spectacle, on en perçoit encore plus la profondeur, la cohérence et l’intelligence. Un spectacle qui ne peut être jugé à l’emporte pièce, mais qui nécessite un effort, une tension, une analyse. Un vrai spectacle donc, et surtout pas un produit de consommation pour amateurs blasés.