~~d'après GARÇON, UN BOCK !...de Maupassant
J'entrai un soir Dans un café et j'allai m'asseoir Par hasard à côté d'un homme âgé. Il me dévisagea de la tête aux pieds Puis soudain s'exclama :
-" Tu ne me reconnais pas ? "
-" Non. "
-" De Cazeneuve ! Tu vas bien ? "
(J'étais stupéfait. C'était le comte Jean de Cazeneuve, Mon ancien camarade de lycée.)
-" Oui, merci, je vais bien. "
Il y avait huit soucoupes empilées Sur la table devant lui. C'était à l'évidence un...habitué. Il s'écria :
-" Garçon, deux bocks. Merci ! " Une voix répéta : -" Et deux bocks au neuf ! " Jean me demanda :
" Alors, quoi de neuf ? " Je n'avais rien à lui dire, en vérité.
-" Rien, mon vieux. Je suis député. "
-" Moi, je ne fais rien. Jamais rien. Qu'on veuille travailler Quand on manque d'argent, Je l'admets volontiers Mais un rentier aisé ne doit pas travailler ! " Il avait déjà vidé Le bock qu'on venait de lui apporter.
-" Moi, je ne fais rien. Je me laisse aller. Garçon, un bock, s'il vous plait ! Ça me donne soif de parler. "
-" Tu passes ton temps ici ? Tu n'as pas été toujours ainsi ? "
-" Mais si. J'ai passé Mes vingt dernières années Sur la banquette de cette brasserie. ...Avant j'allais au Petit Paris ! "
-" Bizarrement, tu fais plus vieux que ton âge. As-tu trop fait la noce ? "
-" Non, j'ai été sage. "
-" Mais tu as quelque chose ? Peut-être un chagrin ?...Depuis quand Es-tu dans cet état de découragement ? "
-" Ça date du temps Où j'étais enfant. J'adorais ma mère Mais je redoutais mon père. Il était toujours en proie À de terribles colères. Un soir, il cria à ma mère : -" J'ai besoin de cet argent. Donne-le-moi! " -"Non. C'est la fortune de Jean, Tu n'y toucheras pas. Je ne veux pas Que tu le manges encore Avec des servantes Et des filles galantes. " Papa se mit à la frapper si fort. Que ma jeune tête s'est égarée. Je me mis à pleurer. Mon père se retourna vers moi. Je crus qu'il allait me tuer. Je me suis enfui dans nos bois. C'est le garde qui m'a retrouvé.
Depuis, je n'ai plus de goût pour rien. Je n'ai plus envie de rien. J'ai toujours en mémoire ma mère Étendue par terre Tandis que mon père la battait. Cette image m'a retourné les idées. Je n'ai jamais voulu revoir mon père. Un bock, Albert ! "